Copyright Manolo Pavón
FERMER LES YEUX
Fermer les yeux commencera par ouvrir les nôtres sur la douceur d’une demeure comme oubliée par le temps ou par les hommes, puis nous enroulera autour d’un antique buste de pierre possédant tous les savoirs du monde. Et en deux plans seulement, en deux plans déjà, ce sera là, une nostalgie poignante s’élèvera sous quelques notes de piano, faisant pressentir que trois heures ne suffiront pas à l’épuiser.
Flanqué d’un serviteur mutique, l’imposant maître des lieux (Josep Maria Pou) nous attendait ou plutôt attendait celui à qui une enquête va être confiée (José Coronado), enquête élevée au rang de mission ultime : retrouver la fille du premier, fille qui a changé d’identité en sus de disparaître avec sa mère à Shangaï. Mission d’autant plus délicate que la vie du maître très malade ne se compte plus qu’en quelques mois et qu’il s’agit ainsi de « question finale » : « apprendre à vieillir » pour ne pas dire à mourir. À fermer les yeux. À retrouver ce qui a disparu avant de disparaître à son tour. Là s’arrête ce qui s’avère alors un film dans le film, inachevé pour cause de disparition inexpliquée de l’acteur principal (José Coronado). Et là commence la prodigieuse mise en abyme de l’effacement pratiqué par le réalisateur aussi bien dans sa vie que dans ce chef-d’œuvre.
Car il s’agit bien d’un homme qui va disparaître commanditant une enquête sur sa fille disparue au réalisateur d’un film inachevé dont l’acteur principal a lui-même disparu. Il s’agit bien également de la dernière œuvre de Victor Erice disparu pendant dix ans après son premier long métrage, mythique, L’Esprit de la ruche en 1973, pendant neuf ans après El Sur en 1983 et pendant trente ans après Le Songe de la lumière en 1992, prix du jury à Cannes. Pour Victor Erice, fermer les yeux se pratique depuis longtemps et sur tous les plans, si l’on peut dire. Et la mise en abyme de la disparition s’avère tout autant un art de son dépassement, presque une dialectique, celle-là même à laquelle Victor Erice fut contraint à la fin des années 90, lorsqu’un producteur peu confiant l’abandonna au beau milieu de l’adaptation des Nuits de Shanghai de Juan Marsé, sur lequel il travaillait depuis trois ans.
Au sens de cesser de paraître, dis-paraître ferait partie de l’identité de chacun. Identité de l’acteur voué à disparaître de lui-même dans ses rôles voire à sombrer comme ici dans la perte de toute mémoire. Identité du cinéaste sombrant dans l’oubli. Dans ce sens, le cinéma serait l’apprentissage de la finitude de la vie, et par son pouvoir d’épiphanie, son antidote. Dans cette scène sublime où Manolo Solo abandonne ses souliers au bord d’une falaise avant de s’évanouir dans la nature, il s’agirait de mettre en scène le début comme la fin d’une histoire, un suicide social comme la mise en acte d’une liberté intérieure, une mort fictive avant celle définitive. Fil rouge vif de l’œuvre d’Erice, cesser de paraître dessine une émouvante et exigeante poétique en même temps qu’une certaine métaphysique.
Passant cruellement du grain poudré du 35 mm à la grise trivialité de la ville en numérique, le film nous transporte ensuite aux côtés du réalisateur et ami en quête de son acteur disparu. Quête menant donc à la question de son identité. Sur ce sujet, l’œuvre de Victor Erice livre quelques clefs aussi précieuses qu’originales. Première d’entre elles, bien plus que la filiation avec des enfants enclins à l’abandon : la clef de l’amitié, synonyme de partage de valeurs, de possibilité de témoignage de vie, de relation intime privilégiée que quelques notes de piano suffisent à faire resurgir. Car la musique — et Fermer les yeux en est un superbe exemple — possède le secret d’encapsuler un sentiment, une émotion, l’atmosphère intacte d’un moment ou d’une époque. Qui a un ami à même de retracer la première moitié de son existence peut affronter la question finale, abandonner toute mémoire et ses chaussures au bord d’une falaise, laisser la police conclure à un accident et s’enfouir sous une autre identité, pas forcément plus fausse que la précédente. Après tout qu’est-ce qu’un nom ? dira le cinéaste écrivain. Seconde clef possible : les médias et leur pouvoir d’archivage. Troisième clef, l’image, celle d’une photo argentique sans date, celles miraculeuses de ces vieilles bobines de films tout en sachant qu’il n’existe plus de miracle depuis Dreyer.
Trait d’union avec le premier chef-d’œuvre d’Erice, L’Esprit de la ruche, nous retrouvons ici les précieux coffrets de bobines si chères au réalisateur, accueillies en 1973 par des enfants en liesse. Second trait d’union avec le premier long-métrage du maître espagnol, Ana Torrent, la merveilleuse petite fille de cinq ans à l’inoubliable regard noir et fixe grand ouvert sur son monde intérieur, celle-là même qui devait se retrouver ensuite dans Cria Cuervos. Interprétant la fille de l’acteur disparu, nous faisant retrouver le même éclat d’enfance dans le regard, Ana le confirmera : son père (comme souvent les pères chez Erice) passait son temps à disparaître.
À l’occasion d’une émission de télé, l’acteur disparu sera retrouvé, mais toute mémoire perdue, jusqu’à celle de son nom ; encore une façon radicale de disparaître, cette fois-ci en se faussant compagnie. Détérioration cérébrale ou choc traumatique, il est question d’un amour qui aurait rendu fou. Ne connaissant plus même son nom, il ne reconnaîtra ni son ami ni sa fille. Mais se souviendra des nœuds marins appris avec lui. Frémira devant la vieille photo en argentique et les rushes du film en 35 mm. L’image. L’apparition.