Comment un gamin des rues de Cuba des années 1980 devient un grand danseur, alors qu’il déteste la danse. Un film puissant et émouvant.
« J’aime pas la danse, moi ! Je veux pas danser, je veux pas aller dans cette école ! J’irai plus ! » Yuli a une dizaine d’années lorsqu’il lance ces quatre vérités à son père. Le ballet deviendra pourtant la vie de Carlos Acosta, l’un des brillants « principals » du Royal Ballet de Londres (entre autres), qu’il quittera en 2015 et qui recevra le titre de Commandeur de l’Ordre britannique pour une carrière exceptionnelle.
Yuli – le surnom de Carlos enfant – a « quelque chose », un « plus », un don. Mais il a surtout un père, Pedro, conducteur de camions, qui a lui aussi un don, celui de voir pour son fils une carrière d’artiste et pas n’importe quel artiste : un danseur. Pas habituel surtout dans leur milieu pauvre où les danseurs sont traités de pédés, où la seule scène qu’on connaît, c’est la rue. Ce sont les années 1980, la famille, très nombreuse, vit comme elle peut. Alors, la danse !
Confrontation
Yuli traîne des pieds pour la première audition à l’école nationale du ballet de Cuba. Mais les professeurs qui font passer l’examen physique du petit garçon sont stupéfaits par le gamin. Une place, gratuite, lui sera réservée pour étudier dans cette école renommée. La poisse pour Yuli, qui préfère la liberté des chats dans le jardin et le foot avec les copains. L’école, il s’en fiche. Les pliés tendus, les cinq positions, le dos droit, il s’en fiche. La discipline, pas pour lui. Alors, il se tire dès qu’il peut. Rattrapé chaque fois par son père.
Et voici où l’histoire prend sa force. Car l’intensité de ce beau film tient dans la confrontation entre le père et le fils, deux personnalités extrêmes et passionnées, l’une qui use de son pouvoir parce qu’il veut un destin pour son garçon, l’autre qui refuse obstinément ce chemin et qui montre sa volonté. Le père joué par Santiago Alfonso, acteur, danseur, chorégraphe, professeur, possède une classe folle. Le lien qu’il tisse avec le jeune acteur Edilson Manuel Olbera (parfait et repéré dès le premier casting) soutient l’architecture du film.
C’est aussi Cuba que l’on découvre. Une partie de la famille émigre tôt à Miami et c’est le déchirement. Le père emmène son fils voir l’endroit où vivait sa grand-mère, esclave noire : une plantation dont il ne reste que quelques ruines, pas question d’oublier d’où on vient. Yuli le métis rêvera d’en faire un théâtre. Il finira par accepter « d’être si doué » et d’apprendre à devenir un danseur. Son talent si évident lui vaudra de partir s’installer à Londres, grise et froide, où le National Ballet lui offre un premier contrat en 1991. Il a dix-huit ans. Lorsqu’il reviendra à La Havane à cause d’une blessure (Yuli est alors incarné par le danseur Keyvin Martinez), l’Union soviétique s’est effondrée et la crise que vit Cuba force une partie de ses habitants à s’enfuir sur les « balsas », les barques de fortune pour rejoindre la riche Amérique. Yuli est la fierté de tous, mais au fond de lui, il continue à refuser la danse. Ce conflit, c’est avec lui-même qu’il devra le résoudre.
Le film, qui ne craint pas l’émotion sans jamais sombrer dans le pathos, s’appuie sur la danse sans la dénaturer. Carlos Acosta est là, témoin et acteur, chorégraphe de sa propre histoire, comme son père l’a été pour sa propre vie. « L’étoile de ma vie, c’est mon père, dit Accosta. Sans lui, je serais devenu un voyou. » Une vie de danseur, qui fut comme souvent, le résultat d’un combat. Yuli était né danseur, il a dû accepter d’en payer le prix.
(Brigitte Hernandez, Le Point, publié le 17/07/2019)
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