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LE LÉOPARD DES NEIGES

Derrière cette fable apparemment simple, Pema Tseden signe le débat puissant entre les intérêts économiques de l’homme, en l’occurrence des bergers, et la nature à travers la figure d’un léopard des neiges. Une œuvre aussi sensible qu’universelle qui interroge secrètement les relations entre la Chine et le Tibet.

 

On connaît en Europe le débat qui oppose les écologistes et une partie des bergers ou des agriculteurs, quand il s’agit de réimplanter le loup dans nos forêts. À sa manière, Le léopard des neiges pose les mêmes questions, mettant en antagonisme un berger plutôt pauvre, attaché à ses bêtes et au revenu de sa famille, des policiers soucieux d’appliquer la réglementation en matière de défense des léopards des neiges, et une équipe de télévision qui se nourrit de la discorde. Au milieu de ce petit monde, il y a cet animal énigmatique, superbe, qui a franchi un enclos et tué des brebis, laissant dans son petit dans l’isolement le plus total à quelques centaines de mètres et un moine qui cherche à atteindre une certaine sagesse.

 

Le cinéma tibétain est rare sur les écrans français, pour ne pas dire inexistant. Pema Tseden, décédé récemment dans des conditions plus que tragiques, après être parvenu à échapper à l’oppression chinoise dans sa lutte pour la reconnaissance du peuple et de la culture du Tibet, est le plus grand représentant contemporain de la littérature et du cinéma dans ce pays, le Tibet, souvent réduit à des caricatures spiritualistes. Son long-métrage mêle à travers l’équipe de télévision venue filmer la rétention du félin, des personnes d’origine chinoise et tibétaine, comme si, autour d’un tel évènement, la réunion des deux peuples pouvait être possible.

 

D’ailleurs, l’animal sauvage ne fait pas que nourrir les débats économiques et politiques entre l’État et les bergers, mais joue ici un mystérieux rôle de réconciliation des peuples et des amours brisées avec un moine capable de tisser un langage presque mystique avec lui.

 

Le film est d’abord très impressionnant, dans la manière dont les mouvements du léopard sont représentés. On imagine le travail d’image de synthèse incroyable auquel l’équipe de tournage a dû s’adonner pour parvenir à une telle qualité de la mise en scène. Le félin est tout autant filmé dans son environnement naturel que cet enclos où il attend patiemment que les portes lui soient ouvertes. Les images sont très belles, mêlant les grands espaces du Tibet à la simplicité d’une ferme.

 

Le léopard des neiges n’est pas un documentaire animalier. Il interroge le dilemme bien connu entre ceux qui s’évertuent de protéger les espèces disparues, et ceux qui protègent l’économie humaine. Le seul dialogue possible demeure, du moins dans cette fable, le langage spirituel qui permet à la nature de s’aligner avec les préoccupations sociales et mercantiles des communautés humaines. Ce débat permet d’ailleurs de mettre côte à côte des personnes originaires de Chine et du Tibet, sans que la question politique ne soit jamais posée. L’enjeu de la rencontre de ces peuples, on le sait en opposition depuis très longtemps, s’apaise ici autour d’un léopard qui à lui tout seul permet l’émergence d’une sensibilité spirituelle et mystique, si contestée par l’empire chinois.

 

Pema Tseden a dressé là un film tout aussi profond que destiné à un public large, allant des enfants à leurs aînés. Cette œuvre pensée comme un conte moderne peut se regarder de plusieurs façons, à commencer comme une belle histoire entre un animal sauvage et des hommes qui se disputent le destin qu’ils lui promettent.

 

Cette ambition et cette générosité permettent de faire émerger un long-métrage passionnant, d’une grande beauté, qui se confond parfois avec la fausse naïveté d’un tableau du Douanier Rousseau. La dimension picturale et poétique est très prégnante dans cette œuvre qui sera la dernière d’un homme, qui aura tant lutté pour sauvegarder la culture tibétaine à travers le cinéma.

(Laurent Cambon, Avoir à Lire, publié le 10/09/2024)

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