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L’ÉTRANGER

Ce 24e long-métrage du réalisateur, sans doute son film le plus ambitieux, est porté par la présence lumineuse de Benjamin Voisin.

 

Tout juste un an après Quand vient l’automne, un film dans lequel il peignait avec une touche de mélancolie la vieillesse, François Ozon signe une adaptation extrêmement fidèle et exigeante, intégrant habilement une distance historique, du premier roman d’Albert Camus, avec Benjamin Voisin dans le rôle de Meursault.

 

Alger, 1938. Meursault (Benjamin Voisin), jeune employé de bureau, apprend par un télégramme la mort de sa mère. Après l’avoir enterrée sans manifester d’émotion, il passe la journée à la plage, où il croise Marie (Rebecca Marder), une ancienne collègue. Ils vont au cinéma voir un film avec Fernandel, puis passent la nuit ensemble.

 

La vie de Meursault reprend son cours, sans révolution, malgré la mort de sa mère et l’entrée en scène de Marie. Seuls les aboiements du chien et les vociférations de son vieux voisin, Salamano (Denis Lavant), viennent animer le fil de son existence routinière et monotone. Jusqu’au jour où les ennuis de Raymond (Pierre Lottin), un autre de ses voisins, proxénète patenté, vont le conduire au drame.

 

Après avoir, au cours d’un déjeuner au bord de la mer avec Raymond et ses amis, accepté sans ferveur la demande en mariage de Marie, Meursault, sur la plage, sous un soleil de plomb, tire une balle de revolver sur « l’Arabe », venu venger la sœur de son ami, maltraitée par Raymond. « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur », commente Meursault.

 

« La tendre indifférence du monde »

Le réalisateur d’Été 85 et de Mon Crime s’empare avec ce nouveau long-métrage d’un monument de la littérature française, paru en 1942, traduit dans soixante-huit langues et troisième roman francophone le plus lu dans le monde après Le Petit Prince de Saint-Exupéry et Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne. Pour réaliser ce film ambitieux, François Ozon a choisi un casting prestigieux et familier. Déjà à l’affiche d’Été 85 (2020), Benjamin Voisin est entouré par Rebecca Marder, qu’Ozon avait mise en scène dans Mon Crime (2023), Pierre Lottin, au générique de Quand vient l’automne (2023) et de Grâce à Dieu (2018), Swann Arlaud (Grâce à Dieu, 2018), ou encore Denis Lavant.

 

Premier ouvrage du Nobel de littérature en 1957, L’Étranger – une seule fois adapté au cinéma par Luchino Visconti en 1967 avec Marcello Mastroianni et Anna Karina – nous plonge dans la psyché d’un homme. Meursault traverse sans affects ce que la vie lui réserve, et refuse de « jouer le jeu », en mentant sur ce qu’il ressent, ou de se conformer à ce que la société attend de lui.

 

De la mort de sa mère, en passant par son histoire d’amour avec Marie, et alors même qu’il a ôté sans l’avoir décidé la vie à un homme qu’il ne connaissait pas et à qui il n’avait aucune raison personnelle d’en vouloir, et jusque devant ses juges en cours d’Assises, Meursault reste de marbre, comme si rien dans ce monde n’avait de sens. Avec ce premier roman, Camus amorce une réflexion sur l’absurde, qu’il a ensuite théorisée et développée dans d’autres livres, comme Le Mythe de Sisyphe ou Caligula.

 

François Ozon s’attache à porter à l’écran cette idée d’incarner à travers un seul personnage l’absurdité du monde, et la vanité des hommes à vouloir donner un sens et une morale à ce qui n’en a pas. Camus exprime cette idée par un récit introspectif. Par la voix de Meursault, à la première personne, il déroule les événements qui jalonnent son existence, depuis l’annonce de la mort de sa mère jusqu’à sa propre mort, et la manière dont il les vit. Au cinéma, Ozon fait le choix d’une caméra ne quittant presque jamais Meursault. Benjamin Voisin, filmé sous tous les angles dans un noir et banc tranché, donne chair, par sa présence lumineuse, à ce personnage béant, qui ressemble sur le papier davantage à une idée ou à une question qu’à un être humain.

 

Outre l’interprétation du comédien, cette idée d’absurdité et de vide est traduite dans la mise en scène par les silences, très peu ou pas de musique, un rythme lent, une lumière contrastée, des décors épurés, ou encore par les contrechamps qui traduisent le sentiment d’incompréhension de ceux qui entourent Meursault et de la société en général. « Tu es bizarre », lui dit Marie. « Tu n’es pas comme les autres », ajoute-t-elle. La mise en scène, qui met l’image et l’action au premier plan, sans explication de texte, traduit également la sensualité du personnage de Meursault qui jouit de la vie au présent, davantage en sensations qu’en réflexion. « Aucune de vos certitudes ne vaut un cheveu de femme », hurle-t-il à l’aumônier de la prison (Swann Arlaud), qui tente de le ramener à Dieu avant son exécution.

 

Face à la mort, Meursault prend conscience de son rapport au monde, et le revendique. « Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore », dit-il en attendant la guillotine.

 

« Contextualiser cette histoire »

Le cinéaste dresse également, en arrière-plan, très discrètement, avec des archives en ouverture, puis dans les décors, dans les dialogues, la peinture d’un pays et d’un peuple sous domination coloniale. « En relisant le livre, j’avais l’impression que Camus était conscient de la situation explosive qu’il y avait en Algérie et que ce livre en est peut-être le symptôme même s’il s’en est défendu après », confiait François Ozon dans un entretien à franceinfo Culture à l’occasion du festival De l’écrit à l’écran, à Montélimar, où son film a été projeté en avant-première. Il s’approprie ainsi le roman de Camus sous cet angle, qui fait partie des interprétations possibles de l’histoire imaginée par l’écrivain, farouchement anticolonialiste : l’insensibilité de Meursault, comme une allégorie de l’indifférence collective des colonisateurs vis-à-vis des peuples qu’ils soumettent.

 

« Je suis fidèle et en même temps, j’ai un regard de 2025 sur une histoire qui a été écrite en 1939, une histoire qui a plus de quatre-vingts ans », souligne le réalisateur. « Il semblait très important dans mon adaptation de contextualiser cette histoire. C’est pour cela qu’il y a les archives au début qui permettent de mieux comprendre quelle était la vision des Français sur les colonies, notamment sur l’Algérie », avance-t-il. Dans cette même logique, « L’Arabe » trouve un prénom, Moussa, emprunté à Kamel Daoud qui, dans son roman Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), s’était emparé du roman de Camus pour en livrer sa version en contrechamp, du point de vue de la victime et de sa famille. Les personnages féminins, Marie, et la fiancée de Raymond, ont également été étoffés.

 

Comme Camus, Ozon nous met face à l’absurdité, sans commentaires, avant de donner à travers les dialogues et un monologue final, des clés au spectateur pour saisir les enjeux de cette histoire. Cette adaptation très fidèle, sa traduction presque littérale à l’image, fait qu’on peut se sentir, surtout dans la première partie du film, contaminé par l’atmosphère de torpeur, d’ennui et d’indifférence qui habite son personnage. Mais c’est sans doute le prix à payer pour restituer à l’écran et nous faire saisir la dimension philosophique et universelle de cet immense roman. François Ozon, en tenant sans concession ce parti pris tout en offrant un regard distancié sur le contexte historique, donne une version cinématographique passionnante et éclairante de L’Étranger.

(Laurence Houot, FranceInfo Culture, publié le 26/10/2025)

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