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L’HOMME D’ARGILE
Pour son premier long-métrage, Anaïs Tellenne signe un film sur le regard et ausculte l’acteur Raphaël Thiéry avec une fascination contagieuse.
Raphaël a quelque chose de Quasimodo. Il ne sonne pas les cloches de Notre-Dame, mais garde un manoir inhabité dans le Morvan. Il n’est pas sourd, mais borgne et porte sans cesse un cache-œil pour masquer son infirmité. S’il n’est pas bossu, il ne passe pas pour autant inaperçu : un corps massif, d’immenses mains rugueuses, un visage un peu rougeâtre et le sourire plus attiré par le sol que par le ciel. Raphaël a cinquante-huit ans, sa mère le traite de “chiasse” et il s’adonne à des jeux sexuels avec la factrice, qui lui demande de la “brutaliser”. Ces femmes qui l’entourent jettent sur lui un regard qui le cantonne à sa position d’homme au physique marginal, bien loin des canons de beauté habituels.
Raphaël, c’est Raphaël Thiéry, acteur révélé dans Rester vertical d’Alain Guiraudie (2016) et qui marque à chacune de ses apparitions : L’Envol (2023) de Pietro Marcello ou le récent Pauvres Créatures de Yorgos Lanthimos (2024). Souvent cantonné à des seconds rôles, il est de tous les plans dans L’Homme d’argile, comme un aboutissement des trois courts-métrages qu’Anaïs Tellenne a déjà tournés avec le comédien. Il prête ses traits à son personnage, lui apporte une étonnante tendresse, mais aussi ses compétences musicales. Dans la vie comme dans le film, Raphaël Thiéry est sonneur (Quasimodo de nouveau !), c’est-à-dire joueur de cornemuse. Ces scènes musicales contrebalancent la monstruosité apparente de cet homme en nous faisant entrevoir l’émotivité qui sommeille en lui. Ce sont de véritables moments d’émancipation, où il se soustrait enfin au regard des autres pour mieux se dévoiler aux spectateurs.
Anaïs Tellenne filme L’Homme d’argile comme un conte, baignant ses décors et ses personnages dans de belles nuits américaines avec ses lumières artificielles. L’événement perturbateur du quotidien de Raphaël viendra avec l’arrivée de Garance (Emmanuelle Devos). Artiste plasticienne, mais surtout propriétaire du manoir, elle revient y habiter quelque temps et voit cet homme à tout faire d’un nouvel œil : “Quand je vous regarde, j’ai l’impression de me promener. Vous êtes comme un paysage, un paysage changeant, accidenté, un canyon.” Une fascination réciproque s’installe dans cette relation qui ne dit jamais son nom. Il s’y joue un rapport entre la patronne et son employé, l’artiste et son modèle, dans lequel le désir de contempler se mêle à celui de toucher. Anaïs Tellenne ne tranche jamais et préserve la complexité de cette rencontre jusque dans sa scène finale, où l’art occupe une place centrale, mystérieuse et onirique.