Copyright Lusafrica (Eric Mulet)/Epicentre Films
CÉSÁRIA ÉVORA, LA DIVA AUX PIEDS NUS
La chanteuse cap-verdienne est devenue star sur le tard, mais elle n’a pu surmonter des failles qui ont fini par la détruire. Tel est le propos du documentaire de la réalisatrice portugaise Ana Sofia Fonseca.
Cesária Évora, la voix du Cap-Vert, nous a quittés prématurément, il y a presque douze ans, le 17 décembre 2011, à l’âge de 70 ans. L’artiste au timbre grave et profond, propulsée au rang de vedette internationale avec la chanson Sodade en 1992, a connu tous les honneurs avant que son corps ne la lâche, affaibli par l’abus de tabac et d’alcool. C’est ce parcours hors du commun que relate Ana Sofia Fonseca, réalisatrice, productrice, journaliste et écrivaine portugaise.
Cesária Évora, un ovni dans le show-business
Le documentaire s’ouvre sur un éclat de rire immortalisé en 2003 en France, lors d’une session d’enregistrement. « Tu filmes mes pieds ? Filmer mes pieds coûte une fortune ! », lance Cesária Évora, amusée, cigarette à la main, à l’indiscret derrière la caméra. L’indiscret n’est autre que José Da Silva, le manager, producteur et plus proche ami de la chanteuse, celui qui s’est battu pour la sortir de l’anonymat, de la misère, du taudis où elle vivait, et pour la protéger de ses propres démons. Sa bataille acharnée portera ses fruits. « Je me demande comment cela a été possible, pour une femme noire, aux pieds nus, dans une industrie obsédée par la beauté et la jeunesse, de réussir », s’étonne-t-il encore dans le documentaire. Une femme noire qui n’aime pas les chaussures, qui n’a pas une silhouette hollywoodienne, qui souffre de strabisme et qui frôle la cinquantaine, voilà Cesária Évora au moment de ses premiers pas sur la scène internationale.
C’est en France qu’elle enregistre l’album Mar Azul qui lance sa carrière. C’est un label de « world music » comme on dit alors, Lusafrica, qui a passé outre les barrières d’un physique jugé peu vendeur pour s’attacher à l’essentiel : une voix grave, habitée et bouleversante au service de la morna, tradition musicale cap-verdienne alors bien peu connue hors de l’archipel. Comme le souligne le journaliste Bouziane Daoudi dans le film, Cesária Évora « l’antistar » a « une voix unique qui vient de la terre, enracinée ». Tout son art est résumé dans ses mots : « Quand elle chante, il y a quelque chose qui vient des tripes, de sa vie, de son pays. Ça, ça ne se fabrique pas dans un studio. »
La gloire, puis l’usure due aux excès
Cesária Évora, c’est un personnage, mais c’est avant tout une femme simple, authentique et généreuse qui n’a nullement envie de se priver de ses petits plaisirs : le tabac, l’alcool, le partage. La réalisatrice Ana Sofia Fonseca parvient à décrire cet aspect avec humanité et finesse, sans glisser dans le cliché ou le pathos : l’histoire de « Cize » (le surnom que lui donnent ses proches) se suffit à elle-même, sans besoin d’une voix off qui pourrait s’avérer redondante.
La richesse de ce documentaire, c’est l’agencement et la diversité des documents présentés. Une suite habile de témoignages vidéo et audio, de photos anciennes et d’archives qui font revivre Cesária Évora, la native de Mindelo tant attachée à ses racines, à son peuple, à ses amis, au point de leur distribuer son argent sans compter et de leur garder toujours la porte ouverte… Parmi les séquences les plus délicieuses du film, il y a la rencontre avec la légende cubaine Compay Segundo. Un moment d’anthologie. Mais hélas, l’histoire hors norme de Cesária Évora a une fin, comme toutes les histoires. Et cette fin-là est bien amère. Ses abus auront raison de sa carrière. Et l’on quitte ce formidable film à la fois attendri et mélancolique.