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DEUX PROCUREURS

En cette période où un autre tortionnaire que Staline règne sur la Russie, la mécanique de la monstruosité dictatoriale est dénoncée avec force dans un film puissamment ironique et cruel.

 

Sergei Loznitsa est un cinéaste volubile et percutant, habitué à provoquer les émotions et les ressentiments politiques de ses spectateurs. À la façon d’un Montesquieu, il est sans doute plus aisé de s’appuyer sur des éléments historiques, a fortiori repris dans un roman, pour parler de l’actualité russe. Car Deux procureurs se situe en pleine purge stalinienne, à une époque où les arrestations sommaires étaient fréquents. Il ne fallait pas grand-chose pour être assimilé à un opposant du régime, comme le montre en tout début de film les tonnes de lettres qu’un prisonnier, récemment débarqué, doit brûler dans un poêle. C’est un euphémisme que d’affirmer que les conditions de détention sont plus que spartiates. Les condamnés arrivent dans le centre pénitentiaire, tordus de douleur, et tous se rhabillent avant d’être conduits dans leur cellule d’une extrême dureté.

 

Sergei Loznitsa propose à la sélection cannoise un film comme épuré de toute sa carrière cinématographique. Après le long, trop long L’invasion, le cinéaste ukrainien vient à l’essentiel, débarrassé de toute scorie esthétique ou intellectuelle. Il y a dans cette œuvre quelque chose de presque théâtralisé avec cinq actes de durée égale qui font peu à peu éclore la cruauté de la situation pour le héros. Car le personnage principal n’est pas un militant politique en dépit de l’ouverture du long-métrage. C’est un procureur chargé d’étudier les conditions d’emprisonnements des détenus qui en font la demande. Le jeune homme, rempli d’idéaux démocratiques, débarque dans une prison d’État où la maltraitance et l’indignité constituent le quotidien des habitants de ce lieu d’enfermement sordide. Après avoir été reçu par l’adjoint de direction, puis le directeur, il est enfin introduit auprès du militant incarcéré qui lui conseille de se rendre auprès du procureur général afin lui faire part des atteintes quotidiennes à la démocratie pour des millions de citoyens. On ne dévoilera pas l’issue qui, en plus d’être d’une franche cohérence, renforce la diablerie humaine qui règne dans ce film drôle et cruel.

 

Il ne faut pas s’attendre à des voltiges chevaleresques, des mouvements de caméra dans tous les sens. Le film est construit dans une série de dialogues, à l’exception des pénétrations dans l’intérieur de la prison où chaque mètre carré est barré d’une porte avant de déboucher sur des couloirs et des escaliers interminables. Les gardiens ressemblent au Minotaure d’un labyrinthe de béton conçu pour humilier et rendre fous ceux qui se retrouvent enfermés à leur insu. La loi qui y règne est instaurée de façon arbitraire par des cadres corrompus, adossés à un régime barbare. La mise en scène apparemment dépouillée démontre qu’à près de soixante ans, le cinéaste est parvenu à une virtuosité exceptionnelle qui lui laisse toute latitude pour se centrer sur l’essentiel : le récit et les personnages. Le jeune procureur fait face à des fonctionnaires zélés qui en quelque sorte protègent leur vie en appliquant des règles absurdes ou en faisant régner la terreur. L’arbitraire de toute dictature est formidablement mis en image, avec de surcroît une démonstration que la vraie dictature s’impose quand c’est tout un système qui décide de sa légitimité.

 

Sergei Loznitsa installe dans son récit une forme d’épouvante qui s’installe dès les premières minutes où l’on voit les prisonniers maigres se tordre de douleur dans leurs pantalons déboutonnés. Il n’hésite pas à invoquer le burlesque avec une blessure liée à des tortures dont personne ne pourrait réchapper, ou le tragi-comique pour mieux dénoncer la brutalité d’un régime communiste sans foi ni loi. Le rire n’est jamais loin, sauf qu’il s’agit d’un rire jaune, sarcastique, qui rend d’une tragédie du monde passée et à venir. Le réalisateur endosse le costume du politique, du visionnaire et du philosophe, avec cette balade terrifiante dans la manière d’exercer le pouvoir. Le propos adopte les tics, les ressources de la scène, comme pour permettre au spectateur de prendre le recul nécessaire devant une telle désolation humaine. La musique elle-même fanfaronne au sens premier du terme, pour annoncer que derrière le théâtre joué, se trouve celui d’une vraie vie où nombre de victimes sont sacrifiées au seul motif de la puissance de quelques-uns.

 

Après le documentaire froid et effrayant sur L’Invasion, Sergei Loznitsa se plonge donc dans la barbarie d’un temps passé où l’arbitraire semblait le moteur du régime. Bien sûr, le sujet n’aborde absolument pas frontalement la question de l’Ukraine, mais il rend compte d’un système de justice broyé par un autoritarisme sans limite qui conduit aux pires errances. Même le souci de parvenir à faire gagner le droit sur la barbarie semble impuissant, un peu finalement comme le tribunal pénal international dont d’ailleurs le protagoniste fait référence en brandissant les principes généraux du droit romain, qui assiste impuissant à la remise en cause de l’indépendance ukrainienne et la destruction de peuples qui n’ont pas demandé à mourir et à perdre leur maison. Et même la musique ne parvient pas à sauver le monde, c’est peu dire.

(Laurent Cambon, Avoir à Lire, publié le 04/11/2025)

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