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LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE

Après avoir été condamné à huit ans de prison (dont cinq applicables) par les tribunaux iraniens pour « collusion contre la sécurité nationale », le réalisateur dissident Mohammad Rasoulof a fui son pays, après avoir pu tourner en catimini un dernier film : Les Graines du figuier sauvage. Aux côtés d’autres artistes comme Jafar Panahi, le cinéaste derrière Le Diable n’existe pas incarne une résistance qui passe par des longs-métrages aussi frontaux qu’essentiels. Si son dernier-né n’est reparti “qu’avec” un Prix spécial du jury à Cannes, on fait pourtant face à une œuvre d’une ampleur artistique ahurissante, et l’une des plus importantes de l’année.

 

LA LOI DE TÉHÉRAN

Il y a plusieurs tensions qui régissent Les Graines du figuier sauvage, à commencer par celle de son scénario. A Téhéran, la colère gronde, et les manifestations émergent suite à la mort de Mahsa Amini, cette femme de 22 ans tuée par la police pour “port de vêtements inappropriés”. Alors que le mouvement “Femme, Vie, Liberté” est en train d’émerger, Iman (Misagh Zare) vient d’être promu juge d’instruction pour le tribunal révolutionnaire.

 

Contraint de signer à tour de bras des condamnations à mort injustes, il est confronté à un dilemme moral qui inclut sa femme Najmeh (Soheila Golestani), et ses deux filles adolescentes, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki). Si son métier est censé lui octroyer une certaine sécurité financière, il sait aussi que sa fonction peut mettre sa famille en danger. Pour éviter les risques et les mauvaises rencontres, les trois femmes restent donc plus ou moins cloîtrées dans leur appartement.

 

C’est la deuxième tension du long-métrage. Derrière sa nature inaugurale de huis clos, commode pour les limitations de tournage de Rasoulof (alors assigné à résidence), Les Graines du figuier sauvage ne peut pas empêcher le monde extérieur de venir toquer à la porte de ce cocon faussement rassurant. Après avoir laissé sa caméra vagabonder dans ces pièces et ces couloirs aux allures d’œillères géantes (très beaux jeux de composition avec les fenêtres en tant qu’ouvertures occultées), le réalisateur laisse germer l’une des graines de son titre, celle d’une paranoïa progressive qui pousse la scénographie vers l’extérieur, jusqu’à transformer son drame domestique en véritable thriller.

 

Tout au long de ses quasi-trois heures, c’est ce glissement, cette mutation tonale qui ne cesse d’impressionner par sa complexité et son renouvellement. Alors qu’on pourrait penser voir en Iman un protagoniste résigné, conscient de la violence d’un système théocratique absurde, il s’enferme dans le confort de son ignorance, et dans la satisfaction d’être en haut d’une chaîne alimentaire dictatoriale et machiste. Sa cellule familiale n’est que la reproduction à l’état microscopique de la société iranienne, sur laquelle il impose un pouvoir de plus en plus abscons et cruel, au bord de l’implosion.

 

ENTRE LES IMAGES

Par ce système de poupées gigogne, Mohammad Rasoulof puise la troisième tension des Graines du figuier sauvageSon monde fictionnel, encapsulé dans son cadre en 2.39:1, est constamment rattrapé par le réel, et par les images documentaires de manifestations et de répression policière qu’il intègre à son montage (pour beaucoup filmées à la verticale).

 

Iman ne peut pas éviter ce parasitage de la voix officielle du gouvernement, tandis que le discours mensonger de la télévision est contrecarré par les réseaux sociaux. Petit à petit, la révolte s’imprègne dans les murs du foyer, et fait de Rezvan et Sana les véritables héroïnes du film, la métonymie d’une nouvelle génération déterminée à faire basculer ce régime d’un autre temps.

 

D’aucuns pourraient reprocher à Rasoulof la frontalité de son approche pamphlétaire, mais c’est bien le trajet de ses images qui constitue sa merveilleuse note d’intention. Du hors-champ au plein cadre, sa mise en scène oblige ses personnages à voir et à dénoncer cette violence étatique tue ou justifiée par des autorités corrompues. La tension entre réel et fiction, entre l’extérieur et l’intérieur volent en éclat dans une scène charnière, où une amie de Rezvan et Sana arrive chez elles blessée au visage par un tir de chevrotine.

 

Au travers d’un gros plan à la fois insoutenable et poétique (peut-être l’un des plus beaux de l’année), l’étudiante se voit retirer un à un les éclats de métal. La scène est longue et douloureuse, et marque par cet instant suspendu cette jeunesse martyrisée, à la fois symbolique et profondément concrète.

 

Là réside peut-être l’ultime tension des Graines du figuier sauvage. Bien que les actions d’Iman restent principalement administratives, leur impact sur la vie des gens se fait sentir. Par la tension progressive qu’injecte Mohammad Rasoulof dans ses séquences, l’embrasement qu’il cherche à capter a l’air de flotter dans l’espace du film, avant de se matérialiser.

 

Le cinéaste peut alors se permettre de plonger tête la première dans un onirisme inattendu, qui atteint dans son dernier tiers une beauté époustouflante. Face à cette société iranienne qui dévore ses propres enfants à la manière de Saturne, Iman devient cette figure d’autorité déviante, jusqu’à affirmer sa mue en Jack Torrance de Shining, pourchassant sa famille dans des ruines labyrinthiques après s’être perdu dans le labyrinthe de leur appartement. Dans ce tourbillon des sens, des genres et des tons, Les Graines du figuier sauvage traduit le chaos de tout un pays et de toute une époque. Mais il le fait avec une rare maîtrise.

(Antoine Desrues, Écran Large, publié le 17/09/2024)

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