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MEGALOPOLIS

Annoncé à grand fracas comme le film préparé par son réalisateur depuis 40 ans, rêve ou chimère voyant enfin le jour, Mégalopolis était entouré d’une énorme attente, suscitant sans surprise des controverses, débats, admirations et détestations lors de sa présentation au festival de Cannes 2024. Allons droit au but : Megalopolis est un objet concept passionnant et insaisissable à la teneur autobiographique évidente. On ne cesse de voir en son César Catilina un portrait de l’artiste en creuxArchitecte idéaliste, ayant obtenu la licence pour démolir et reconstruire Nouvelle Rome, une mégalopole en déclin, qui va se mettre à dos les conservateurs. Et si cette utopie durable que proposait Catilina via son invention du Megalon n’était rien d’autre que cette mission que se donne Coppola à travers le cinéma : construire du rêve pour contrôler l’espace et le temps ?

 

RENOUVELER LE PEPLUM

Paradoxal et magistral, Mégalopolis est aussi bien tourné vers la modernité, le futur, le fantasme de révolution, que porté par les regrets du passé, d’un Eden perdu. Taxer Coppola de réactionnaire serait une grossière erreur, qui passerait à côté de de la vraie proposition de cinéma à la fois philosophique et esthétique, dans la mesure où il revisite de façon assez inouïe le péplum. Ce genre historique du cinéma, dont on méconnaît l’évolution et sous-estime le rôle au cours de l’histoire du média, appelle ici à une reconstruction de la cité et de la cité cinéma elle-même. Le film œuvre comme une bienveillante passation d’empire du réalisateur-roi à ses héritiers de la grande famille mondialisée. Tout juste après Alien : Romulus, sorti en août dernier, Gladiator II, prévu pour novembre, Megalopolis commente la refondation de Rome d’une manière nouvelle, comme le suggère l’image de César Catilina se penchant dans le vide et interrompant sa chute vertigineuse, citant quasiment le célèbre vers de Lamartine : « Ô temps, suspends ton vol ! ».  Nous avons le pouvoir d’arrêter le temps  par la pleine conscience de notre déliquescence et par un acte créateur, semble dire le réalisateur.

 

Il faut noter tout d’abord la réapparition de Rome à l’écran. Traditionnellement représentée par le péplum hollywoodien, Urbs Aeterna, la cité éternelle, file la métaphore à travers laquelle le cinéma américain – depuis les années 1950 en particulier –, se donne une antiquité, se pose en référence et se médiatise en empire transhistorique. Depuis sa résurrection par Gladiator sorti en 2000, Rome, attaquée en septembre 2001 par les attentats terrassant deux de ses plus hautes tours, avait disparu des écrans des superproductions diffusées mondialement ; cédant la place à des néo-péplums « médiques » montrant la Grèce et les guerres gréco-perses opposant les cités hellènes aux rois Darius et Xerxès, ou autres ennemis assimilés. La métaphore à peine voilée de la lutte anti-terroriste sur fond d’explosions quasi-nucléaires ou de combats au sol relevant du film de guerre s’illustrait à travers Troie, Alexandre, 300, Naissance d’un Empire, Immortels, Le choc des Titans, La colère des Titans. À ces néo-péplums commentant les conflits au Moyen-Orient avaient succédé autour de 2014 une vague de péplums écologistes (Exodus : Gods and Kings, Noé) ; des néo-péplums chrétiens au tournant des années 2016-2018 (Marie-MadeleineLa Résurrection du ChristBen Hur), puis des néo-péplums super héroïques dans les années 2021-2022 (Eternals, Black Adam).

 

En 2024, Coppola reconstruit Rome et sa vision de grandeur pour la projeter dans le futur, clôturant un cycle et produisant le péplum le plus programmatique de l’histoire du cinéma ; quasiment un Vade Mecum. Rome y apparaît en majesté avec son architecte vivant au sommet de la plus haute de ses tours, maintes fois montrée à l’écran, dans un geste de triomphe et de défi. La reconstruction proposée par Coppola est en effet un alliage assez nouveau de science-fiction et de péplum, la jonction entre les deux genres jetant un pont entre passé et futur. Cependant Megalopolis n’évoque pas seulement l’antiquité pour parler du présent de façon déguisée, comme à l’accoutumée, mais pour mettre à nu le fonctionnement rhétorique du mythe américain et du cinéma épique lui-même.

 

Exit le héros musculeux typique de l’héroïsme américain ; place à l’architecte constructeur, déjà évoqué dans The Fountainhead, de la romancière américaine Ayn Rand (1943) qui plaidait pour l’individualisme radical. Ici, il s’agit de réaffirmer la toute-puissance d’un collectivisme universaliste rousseauiste, la cellule familiale constituant le cœur de la reformulation du contrat social. L’imaginaire du péplum, de Quo Vadis (Mervyn LeRoy, 1951) à Caligula (Tinto Brass, 1979) en passant par Ben Hur (William Wyler, 1959) et La Chute de l’Empire Romain (Anthony Mann, 1964) est explicite : épigraphes et épitaphes gravées dans la pierre jalonnent le film. La New Rome est dirigée par pléthore de dirigeants aux noms évocateurs des figures tutélaires de la société occidentale : Cesar Catilina, Franklyn Cicero, Clodio Pulcher, Hamilton Crassus III, etc. Outre les noms américano-latins des protagonistes, Marc-Aurèle, figure du stoïcisme, intronisée par Gladiator comme modèle du conquérant juste, est abondamment cité.

 

Par ailleurs, les sentences lapidaires et visionnaires émaillent le film qui propose une débauche de statues, monuments et costumes antiquisants. Tous les personnages-types du péplum sont représentés : vestales, tyran, généraux ou fidèles serviteurs, traîtres et traîtresses sulfureuses, épouses, mères, enfants, familles et clans opposés. Comme dans le péplum, les scènes de palais de l’aristocratie sont mises parallèles aux scènes de rues, brossant le destin du peuple, invisible et anonyme, mais véritable moteur, in fine, de l’évolution politique. La tragédie du péplum se déroule conventionnellement au sein des deux familles adverses Catilina et Cicéro, noms aussi historiques que littéraires. Des images clés, on retiendra celle de la course de char à la Ben Hur dans une sorte de stade vélodrome. Caligula apparaît en transparence derrière les expérimentations formelles mises en scène au moment de la trahison ultime de Wow Platinum, show-girl lascive synthétisant toutes les Marylin et Lady Gaga du spectacle américain, comme une tentatrice sulfureuse du péplum. La main de dieu traversant le ciel dans un nuage, métaphore du souffle épique singulier de ce genre ; les références au rêve, au cauchemar, aux visions, aux présages, à la magie ; ainsi qu’une scène introductive évoquant la création du monde ressuscitent la cosmogonie grecque, reliant l’infiniment petit à l’infiniment grand. Les scènes de discours, de joutes oratoires, les scènes de destruction ou de sédition du peuple rythment le film. Le faste des intérieurs de palais, le monumentalisme romanisant des architectures et les dialogues en latin entre Julia et Franklyn Cicero parachèvent le référentiel. Megalopolis représente les foules, mais sans pour autant filmer les batailles rangéesparce que Francis Ford Coppola concentre la réflexion, comme le péplum Quo Vadis, sur le portrait des classes dirigeantes et leurs dérives.

 

CHUTE ET FOSSOIEMENT DU VIEUX MONDE

L’allusionnisme antique suggère ici un troisième niveau de lecture en illustrant la façon dont l’antiquité est ou a été instrumentalisée pour parler du contemporain, et comment elle perdure dans le présent comme un génotype. Megalopolis exhume la structure palimpseste de cette antiquité fantoche des États-Unis et, d’une certaine manière, la réduit en poussière. Le présent est montré comme une réécriture d’un passé rêvé qui perdure en lui : le rêve américain renvoyant indéfiniment au rêve convoque tout le vertige du film.

 

Le rétrofuturisme, jeu de symétrie entre époques et genre, antiquité-péplum et futur-science-fiction fait de Megalopolis une œuvre emblématique d’un cinéma de la passation ou de la continuité, une lettre adressée aux générations futures. Le réalisateur semble dire des voix du passé qu’elles nous animent encore, dans un geste de réaffirmation à la fois rassurant, autoritaire et bienveillant. La réassurance est nécessaire parce que Megalopolis est un film de fossoiement. Il condamne notre monde avec joie et proclame la nécessité du changement radical de société. Le bilan que semble tirer en effet Francis Ford Coppola est celui d’un égarement collectif ayant pour corollaire la montée en puissance de la corruption. À cela le film répond par une injonction performative au changement passant par la peinture des pourritures du monde contemporain. Le film inocule le désir de changer comme le faisaient les écrivains réalistes et naturalistes en plaçant le microscope sur les affres de la société.

 

Pour embrasser totalement ce changement héraclitéen, il faut dépasser les peurs freinant le monde occidental tout entier, martèle encore le réalisateur. Car ne nous leurrons pas, l’humanité mutante reste, au fond, inchangée : resserrée autour du noyau familial, rêvant toujours de transformer le plomb en or, mais fragile et peureuse.  La référence à l’Antiquité ravive la crainte de la « chute » de l’empire romain et la volonté de superpuissance de l’Amérique dont le film aborde frontalement la perte de vitesse. La décadence provient justement d’un conservatisme à l’égard d’idéaux périmés. Les corps, politiques ou sociaux, par nature, dit déjà Platon dans La République, dégénèrent aussi inéluctablement que le corps physique. À moins, rajoute Francis Ford Coppola, d’être augmenté par le Megalon, qui entremêle révolution technologique et création démiurgique, où l’artiste réaliserait les rêves contre son époque et prétendrait à l’éternité.

 

LE MOTIF DU MEGALON

Inventé par César Catilina, le Megalon fait figure de motif esthétique autant que de concept politique et philosophique. Il insuffle au film une poétique du miroitement passé-présent, permettant de s’affranchir du réalisme vaguement historiciste des péplums, ce qui vaut au film d’être régulièrement taxé de « kitsch ». Cette substance presqu’immatérielle, transparente, polymorphe et réfléchissante appelle une révolution technologique et culturelle dépassant celle du numérique et de la mondialisation. Après l’âge de pierre, l’âge de bronze, l’âge de l’écrit et de l’oral, l’âge du livre, l’âge de l’image, l’âge du numérique, l’âge du Megalon permet un nouveau collectivisme globalisé, communautaire et individualisé.

 

En exhibant la dimension fantasmatique des origines des États-Unis Éternels, le réalisateur en sape les fondations. C’est le rêve lui-même, le rêve d’éternité, le Megalon qui semble en être la seule origine. Le réalisateur interroge : comment alors réunir utopie et réalité ? La proposition consiste en une gigantesque Cité-École inclusive en Megalon, permettant à chacun de vivre son rêve, totalement écologique, restituant à l’entièreté de l’humanité sa liberté et abolissant tout rapport de classe et de domination. L’avenir semble coïncider avec la transparence de ce conceptprincipe purificateur du corps social, faculté de tout dire et d’assumer tous les rêves. Conscient de proposer une utopie, le réalisateur en discute la valeur et le risque dystopique, dans un dialogue qu’il prête à Catilina et Cicéro. Car Megalopolis est aussi un « geste », une performance, une adresse directe au spectateur, comme en témoigne le moment où un acteur vient donner la réplique dans la salle à César Catilina-Adam Driver, qui lui répond depuis l’écran. Dans cette adresse, le réalisateur réitère sa confiance en l’humanité et en son public, comme en témoignent ses nombreuses présences lors des avant-premières de son film.

 

UN « EFFET MORPHING » COMME PROPOSITION DE VOYAGE DANS LE TEMPS

Ce fabuleux portrait du rêve américain renvoyant indéfiniment au rêve passé-présent-futur n’adopte donc pas innocemment le style baroque. En effet, Megalopolis agit comme une transe, une expérience d’extase collective provoquée par le défilement d’images-signes dans une sorte d’« effet morphing » permanent. Le terme est peut-être un peu exagéré, mais du film on retient un défilement, une sorte de transe issue du mouvement permanent rythmé par le choc des contraires. Ce défilement est la seule modalité d’apparaître de cette chimère de l’origine ou de l’identité, nécessairement faite de surfaces et de couleurs, de miroirs aux alouettes et de pièges à rêves, entraînés par la force motrice du vide cosmique.

 

La « New Rome » dont la reconstitution a été supervisée en partie par Mark Russell qui a utilisé la technologie « The Volume » fait défiler les utopies transhistoriques de façon kaléidoscopique : le rêve de la société de consommation, la bipolarisation du monde permettant les duels de Western entre capitalistes et communistes, la multipolarisation du nouveau monde numérique déjà périmé. La constante métamorphose, la mue, apparaît comme seul moyen de survivre à la corruption intrinsèque. Le voyage Megalopolis laissera plus le souvenir hypnotique de l’atmosphère, de la sensation et du vertige que celui de séquences en particulier. Technologie de l’image et mouvement deviennent concrétisations du désir d’immortalité. Permanence de Rome et continuité du cinéma passent par cet « effet morphing » issu des technologies numériques « transmédiales ».

 

UN FILM MANIFESTE DE LA POP CULTURE NUMERIQUE

Megalopolis rend enfin hommage au courant culturel du postmodernisme et à l’esthétique de la Pop Culture qui en découle. Le propre de l’œuvre postmoderne consiste à superposer les messages esthétiques, cinématographiques, géopolitiques, philosophiques et à faire converger « l’empire des signes » en un miroitement réfractant un maximum d’interprétations dans lesquelles chacun trouvera le reflet de ce qu’il est venu chercher. Ce miroitement est autant Vanité que Vérité jouant du double sens du « Connais-toi toi-même ». Ainsi peut-on lire Megalopolis, comme un geste artistique radical, un happening, avant d’y voir une bonne histoire.

 

Le lyrisme et le souffle poétique de Megalopolis naissent en effet d’une quête désespérée et intime, une méditation crépusculaire, la prière d’une aurore, la recherche d’une théorie à léguer au futur. En ce sens, le projet est bien un don du réalisateur à sa postérité, et c’est ce qui fait de ce péplum un sur-péplum autobiographique, philosophique et esthétique ; un testament postmoderne. Mégalopolis est un Tombeau poétique, une oraison funèbre mais en vers libre, en calligramme, une liturgie des laudes dans les riches Heures de l’Empire américain.

 

Megalopolis se réfère vraisemblablement aux textes source du Pop Art et de la Pop Culture, notamment The Long Front of Culture de Lawrence Alloway datant de 1959, qui suit de trois ans l’exposition d’art contemporain considérée comme l’une des pierres fondatrices du mouvement, This is Tomorrow (Whitechapel Art Gallery, Londres, août 1956) mais plus encore aux textes fondateurs et à la figure emblématique de l’architecte Robert Venturi (Complexity and Contradiction in Architecture, 1966 et Learning from Las Vegas, co-écrit avec Denise Scott Brown en 1972) qui marque durablement et profondément l’architecture en remettant en question plusieurs principes du Modernisme et suscitant une controverse. Emblème du postmodernisme architectural comparable à Le Corbusier (Vers une architecture, 1923), Robert Venturi est possiblement une des figures qui se cache derrière celle de Cesar Catilina.

 

Ainsi, Megalopolis laisse le souvenir d’une rêverie hallucinée, d’un éblouissement. Sunset devenant Sunrise Boulevard par la magie d’une esthétique du morphing, forme performative du changement. Megalopolis est un film alien, où la science-fiction surannée se fait structure expérimentale, dé-programmatique sous des dehors de continuité culturelle. Une contre-plongée fort ironique sur la sainte famille semble faire ricaner l’institution du mariage, tout en la proclamant. Tout en convoquant le romantisme de Romeo et Juliette, il le réduit en cendre : dans le nouveau monde, Romeo et Juliette survivront, se marieront, les frontières n’étant plus des frontières grâce à la porosité des genres. La possibilité de l’Amour est le gain ultime proclamé de cette abolition des frontières, le seul moyen de la paix, un nouveau messianisme.

 

Cette cinématographie en forme de rêverie est sans doute l’aspect le plus dérangeant, exhumant et revisitant de façon personnelle les exosquelettes de l’ancien monde et de l’ancien cinéma, testament se moquant des testaments. Profondément, complexement et contradictoirement philosophique, Megalopolis analyse et dissout les concepts esthétiques – archétypes, de même que Gustave Flaubert avec Bouvard et Pécuchet ou Herman Melville avec Mardi, antiromans déconstruisant le roman et la société qu’ils dépeignent.

 

Ce « sur-péplum » marque le tournant d’un genre et d’une époque du cinéma. Les signes du péplum classique, décors grandioses, costumes, destructions, tableaux somptuaires, thème de la cité menacée, aboutissent à une voie nouvelle, inédite pour le genre. Megalopolis propose un reboot axiologique, remettant la culture et la cité au centre des préoccupations, balayant plus de cinquante ans d’architectures de l’éphémère et de valeurs périssables et plus d’un siècle de la société de consommation dépeinte par l’économiste et sociologue américain Thorstein Bunde Veblen. À sa manière baroque il annonce la fin de l’ostentation, appelant de ses vœux paradoxaux la Babylone biblique dans la Rome mondiale. Tout rentre ainsi paradoxalement dans l’ordre renouvelé : décors époustouflants, scènes de rue et de palais, riches et pauvres, statues, main de Dieu, courses de char, scènes d’orgie, destructions, plans d’ensembles, structure narrative duelle comme au bon vieux temps du Technicolor : All is Quiet on the Western front.

 

(Frédérique Lambert, Culturopoing, publié le 23/09/2024)

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