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L’INCONNU DE LA GRANDE ARCHE

Le film de Stéphane Demoustier nous plonge dans les coulisses d’un chantier pharaonique et tragique, mais aussi, avec une pointe d’humour, dans les arcanes du pouvoir sous Mitterrand.

 

Pour son précédent film, Borgo (2024), qui avait valu à Hafsia Herzi le César de la meilleure actrice, Stéphane Demoustier s’était inspiré d’un double assassinat perpétré en Corse en 2017. Il adapte cette fois à l’écran un roman de Laurence Cossé (Gallimard, 2016), pour nous raconter l’épopée que fut le projet et chantier pharaonique de la Grande Arche de La Défense, confié à un architecte danois inconnu, talentueux mais idéaliste, obsessionnel et sans expérience. Présenté dans la section Un certain regard lors de la 78e édition du Festival de Cannes.

 

Début des années 1980, François Mitterrand lance un concours d’architecture pour la construction d’un des « grands projets » du président : la Grande Arche de La Défense, à bâtir dans l’axe du Louvre et de l’Arc de Triomphe. À l’annonce du lauréat, à l’Élysée, c’est la stupeur. On ne connaît pas Johan Otto von Spreckelsen, l’architecte danois qui a remporté le concours, pas même à l’ambassade, immédiatement contactée pour tenter de le joindre.

 

Commence alors l’épopée de ce chantier pharaonique, d’autant plus complexe qu’il est mené par un architecte n’ayant aucune expérience d’un chantier de cette ampleur, et bien décidé à ne tolérer aucune modification sur son « cube », qu’il considère comme « l’œuvre de sa vie », mais qu’il a à peine esquissée. Très vite, on nomme Paul Andreu, un architecte autrement expérimenté et compétent techniquement, à la tête d’une grosse agence – il a construit entre autres les aéroports de Roissy – pour assister Johan Otto von Spreckelsen dans sa tâche.

 

Le film met en scène ce couple de travail, un bon ressort dramaturgique. D’un côté, l’artiste « pur », idéaliste, intransigeant sur le respect de son œuvre, pris d’une espèce de folie des grandeurs encouragée par son épouse et par l’oreille complaisante de l’Élysée. De l’autre, le pragmatique, l’architecte et ingénieur rigoureux, conscient des contraintes liées à la technique, au budget, aux délais et aux aléas de la vie politique. Il tente de concilier l’inconciliable, mais Otto von Spreckelsen s’arc-boute et l’affaire finit par tourner vinaigre. À travers l’opposition de ces deux personnages, c’est la question de la création, et celle de la dépossession d’un geste artistique dès lors que la machine s’en mêle, qui est posée par le film.

 

« La Grande Arche fut le premier chantier français à se faire avec une assistance informatique pour parer à la complexité des calculs que nécessitait un tel défi de construction« , explique Stéphane Demoustier. « Spreckelsen insiste sur l’importance de sa vision et sur une crainte : il a peur que les machines ne formatent la pensée. En disant cela, il est visionnaire. Car, à l’heure de l’IA, c’est une question que l’on n’a pas fini de démêler », estime le réalisateur.

 

Regard ironique

Cette épopée tragique, sous la direction de Stéphane Demoustier, se transforme aussi en satire du pouvoir, et de ses excès. Car si cette histoire nous plonge dans les coulisses d’un chantier pharaonique, et les péripéties qui l’accompagnent – ce qui, en soi, est déjà passionnant – il nous invite aussi dans les arcanes du pouvoir, et notamment celles de l’ère Mitterrand, sa folie des grandeurs et sa démesure, avec un regard ironique sur sa manière de l’exercer. À travers cette histoire, c’est aussi celle des années 1980 qu’il nous peint, sans complaisance, mais avec une certaine tendresse.

 

Cette approche donne lieu à des scènes d’une grande drôlerie, comme celle où François Mitterrand, harnaché d’une paire de bottes en caoutchouc, arpente un chantier boueux avant de marcher tel un petit rat de l’opéra (toujours en bottes), sur les dalles en marbre de carrare exigé par l’architecte pour couvrir le parvis, afin de prouver qu’elles ne « glissent pas ». Savoureuse aussi l’escapade de Mitterrand sur les Champs-Élysées pour vérifier, après la location et l’installation d’une énorme grue pour simuler l’édifice et vérifier son alignement avec l’Arc de Triomphe, et rebelote le lendemain pour sa couleur au coucher du soleil.

 

Une mise en scène rythmée, des dialogues bien écrits, font de cette aventure un thriller dont on suit les péripéties avec intérêt, même si l’issue, tragique, est connue dès le départ. L’architecte danois, après avoir abandonné le chantier, est mort prématurément avant même l’inauguration de l’édifice. Stéphane Demoustier a particulièrement soigné le casting avec, dans le rôle de l’architecte, l’acteur Claes Bang, à l’affiche de The Square, Palme d’or en 2017, qui a appris le français spécialement pour le film, Swann Arlaud dans celui de l’efficace Paul Andreu, et Michel Fau, exceptionnel dans la peau de Mitterrand. La « cour » du président n’est pas en reste, avec un Xavier Dolan très convainquant dans le rôle du chef de cabinet.

 

Avec ce nouveau long-métrage, Stéphane Demoustier s’empare d’un épisode marquant de l’histoire du premier septennat de Mitterrand, pour en faire un film à la fois instructif et distrayant, qui fait cohabiter le comique et le tragique pour interroger le processus de création, et les liens que l’art et les artistes entretiennent depuis toujours avec le pouvoir.

(Laurence Houot, FranceInfo Culture, publié le 04/11/2025)

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