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LA FEMME LA PLUS RICHE DU MONDE

Thierry Klifa met en scène les affres et les cruautés raffinées de la haute bourgeoisie. Inspirée de la relation entre Liliane Bettencourt et le photographe François-Marie Banier, une tragicomédie au vitriol, dans la veine de Chabrol.

 

Elle s’appelle Farrère. Prénom Marianne. Quel nom ! Il convoque la République, la France, l’allégorie de la femme-patrie… Celle-ci, Marianne milliardaire, est comme un double obscur de la Marianne de l’égalité : elle est la France des fortunes, des héritages, des inégalités. C’est un geste d’écriture fort, bien ironique, que de désigner cette femme la plus riche du monde du nom de la figure démocratique de vertu civique et de désintéressement : la riche privilégiée est l’incarnation d’un pouvoir féminin privé, issue d’une oligarchie détachée du peuple.

 

Au début, Marianne règne en souveraine froide. Elle a tout : l’argent, le pouvoir, la réputation. Et pourtant, elle s’ennuie. L’irruption avec éclat et fracas d’un photographe-écrivain débordant d’excès et de mauvais goût, Fantin fantasque, chamboule tout : il devient son fou grotesque, merveilleusement divertissant. À son contact, Marianne se transforme : elle quitte ses salons, découvre la nuit, la vie, rit, danse, s’abandonne. Il change le cours de son existence, perturbe les équilibres familiaux, provoque des jalousies, des conflits.

 

Inspiré de l’affaire Banier-Bettencourt, La Femme la plus riche du monde ne cherche pas la reconstitution, mais le dédoublement symbolique. Les faits sont brouillés, les noms changés, même si la fiction se nourrit du scandale réel — l’héritière de l’empire L’Oréal ayant versé près d’un milliard d’euros à son ami photographe : dons de tableaux de maîtres, chèques, contrats d’assurance-vie, largesses obscènes qui ont mis au jour un lien ambivalent, entre domination et dépendance. Le bénéficiaire a été condamné pour abus de faiblesse, épilogue judiciaire du procès intenté par la fille, Françoise Bettencourt Meyers.

 

Thierry Klifa, avec ses coscénaristes fines lames Cédric Anger et Jacques Fieschi, filtre ce réel, au point d’en flouter la fiction aussi. Dans le film, des entretiens face caméra des acteurs-personnages, sur l’affaire, empruntent aux usages documentaires, ou même au procédé de la télé-réalité, qui fait se succéder les témoignages intimes. Tout est donc vrai sans l’être, puisque le mensonge social est en jeu dans ce récit.

 

Dans une société où tout est spectacle, le faux devient la seule manière d’approcher la vérité. Comme le photographe avait fait du mensonge et des faux-semblants un art de vivre, Thierry Klifa, en miroir, en fait le moteur de sa mise en scène du réel. L’artificialité en devient outil critique : le cinéma, en rejouant le scandale, révèle les dessous amers et délétères de la fortune. Dans le monde de l’extrême richesse, où les identités sont des rôles, où la parole est stratégie, la vérité n’existe plus qu’en négatif ; le faux révèle le vrai.

 

Dès les premières séquences, Thierry Klifa installe l’hôtel particulier de l’héritière comme un espace clos : la maison est celle de l’entre-soi. Surtout, elle fixe un enfermement. En s’attardant dans les lieux de sa vie domestique, privée et intime, le cinéaste non seulement délimite le territoire social des ultrariches, un intérieur de classe, mais il montre comment se dressent des murs entre leurs occupants — la femme la plus riche, son époux, leur fille qui y revient souvent, avec ou sans son mari. Cette famille cache des solitudes et des liens toxiques, que le scénario finement dialogué va révéler habilement, cruellement.

 

Même dans l’autre maison de vacances, villégiature baignée de soleil et de couleurs aussi vives que dans les peintures de David Hockney, aucune perspective lumineuse ne se dessine. Quand la milliardaire ouvre grand et une à une des portes en enfilade, elle manifeste le besoin d’ouvrir à la liberté à laquelle elle aspire ; la claustration sociale vaut aussi pour les ultrariches, assignés à leur condition. À résidence presque, sans échappée.

 

C’est dans une classe sociale verrouillée que s’est introduit l’intrus, le photographe Pierre-Alain Fantin inspiré de François-Marie Banier. L’outsider exogène est un agent pathogène : il rend malade le milieu qu’il a pénétré. Figure du parasite, il vient d’un autre monde social et dévore son hôte. Insolent, charmeur, provocateur, il transgresse, humour noir, langage cru, blagues grossières. Il casse les codes de la convenance. En le payant de sommes absurdes, Marianne, la milliardaire, croit acheter la liberté qu’il incarne. Mais ce qu’elle acquiert, c’est le désordre.

 

À l’instar de l’étranger qui révèle les névroses du milieu bourgeois chez Claude Chabrol (À double tourLes BichesJuste avant la nuit), le photographe agit comme un révélateur : il fait apparaître ce qui était latent — l’ennui, la solitude, le manque d’amour, l’antisémitisme. Sa présence renverse même la distinction de classe. La milliardaire toute-puissante devient dépendante de celui qu’elle subventionne : la domination financière s’inverse en soumission affective. Ce pouvoir qui s’achète se retourne contre celle qui le possède.

 

Le lien entre eux reste indéfinissable : non sexuel, mais chargé d’une tension érotique, un mélange d’adoration, de manipulation et de chantage symbolique. Elle veut être aimée, il veut exister. Elle achète un regard, il vend une illusion. Dans ce système d’échanges particuliers, l’affection devient une valeur marchande, et la tendresse un produit de luxe. Le film observe de manière aiguë la perversion de la richesse : le glissement progressif des sentiments vers l’économie, du don vers la dette. Ce n’est pas seulement une satire sociale, mais une étude brillante des mécanismes intérieurs d’une classe qui confond affection et transaction.

 

Thierry Klifa envisage, avec une lucidité précise, la fortune non comme privilège, mais comme fardeau. L’argent agit en dissolvant : il contamine les sentiments, détruit toute spontanéité, vide le désir de son sens. Plus la richesse s’affiche, plus elle isole. Le pouvoir, loin d’assurer la liberté, enferme. La femme la plus riche du monde est celle qui n’a plus rien à désirer : l’argent a comblé tous les manques, sauf le principal — le besoin d’amour. Elle a tout sauf l’essentiel. Le lien qu’elle noue avec le photographe répond à cette impossibilité : vouloir être aimée dans un monde où tout peut s’acheter relève d’un paradoxe tragique.

 

Isabelle Huppert confère à Marianne Farrère un mélange unique de distance et d’intensité. Elle, qu’on a tant vue dans la maîtrise, s’ouvre à la fantaisie, à la légèreté, à la sensualité : elle est formidablement libre. Fantin par Laurent Lafitte se délecte en cabot jouisseur à la bouffonnerie cupide : il en fait trop et c’en est jubilatoire. Autour d’eux, une distribution brillante. André Marcon, en mari effacé, apporte une gravité mélancolique : l’ombre du patriarche, réduit à regarder son épouse lui échapper. Marina Foïs, en fille lucide et blessée par la relation déraisonnable de sa mère, qui la tient à distance d’elle et lui préfère son fol artiste, joue tout en retenue, avec une douleur muette. Mathieu Demy, son mari, est un gendre pragmatique, homme de compromis et d’impuissance, témoin d’un naufrage annoncé. Raphaël Personnaz, en majordome aux aguets, dit tout sans rien dire : il observe, note, devine. Sa présence discrète, presque spectrale, rappelle les domestiques chabroliens, témoins silencieux du désastre.

 

Au sein de cette monarchie privée, chacun en observe la désagrégation. Le film suit cette pente. La Femme la plus riche du monde passe de la comédie sociale acide à la triste chute humaine : le photographe, bouffon et courtisan, finit par exercer sur la milliardaire un pouvoir aussi violent que celui qu’elle croyait posséder. Cette inversion des rôles scelle le drame : plus la milliardaire tente de maîtriser la relation, plus elle s’y perd. Son argent la dépossède. Elle croyait dominer ; elle est dominée par son propre besoin d’être aimée. L’amour devient le champ de bataille du pouvoir, la preuve que dans ce monde saturé de richesse, tout lien sincère est impossible.

 

C’est une tragédie moderne et mondaine, de délitement et d’effondrement. Marianne n’est plus maîtresse de son royaume : elle en devient actrice, et spectatrice. Et Thierry Klifa n’en cherche pas la morale, ce n’est pas sa position, mais la vérité trouble. Marianne, la femme la plus riche du monde, aura découvert finalement qu’elle ne possède rien — sinon le droit, enfin, d’être vivante. Le cinéaste dissèque un monde qui a tout acheté sauf la joie.

 

Cette tragicomédie sur la bourgeoisie inscrit Thierry Klifa dans la veine de Chabrol. Mais là où son devancier en observait le microcosme provincial, le réalisateur de La Femme la plus riche du monde en filme la version mondialisée. Le principe, lui, reste le même : la bourgeoisie se regarde tomber — avec élégance, et vacuité.

(Jo Fishley, Bande à Part, publié le 29/10/2025)

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