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REINE-MÈRE

Damien Bonnard, hyper à l’aise dans sa cotte de mailles, partage l’affiche de ce conte moderne avec Camelia Jordana, parfaite dans un rôle de « Reine mère » taillé pour elle.

 

Après avoir jeté un regard ironique sur son pays dans Un divan à Tunis, la réalisatrice franco-tunisienne plonge cette fois dans le quotidien d’une famille immigrée qui se débat dans une France où il est parfois compliqué de se sentir chez soi.

 

Le film s’ouvre sur un bain dans la Méditerranée scintillante de soleil. L’image, comme une vision idyllique des origines, est bien vite chassée par le retour à la réalité. À peine rentrés de vacances en France, Amel (Camélia Jordana) et son mari Amor (Sofiane Zermani) apprennent par courrier qu’ils vont devoir quitter leur logement. Pour Amel, pas question de changer de quartier. Elle souhaite le meilleur pour ses deux filles, scolarisées dans une école catholique tout près de chez eux. C’est là, à l’occasion d’un cours d’histoire, que Mouna (Rim Monfort) voit apparaître le fantôme de Charles Martel (Damien Bonnard) pour la première fois.

 

Pendant que son mari, électricien, fait vivre toute la famille, Amel refuse de travailler. Sans diplôme, elle ne pourrait pas espérer mieux qu’un travail de femme de ménage, inenvisageable pour cette femme orgueilleuse qui répète à l’envi qu’elle a grandi dans une famille aisée à Tunis. Amor, de son côté, s’échine à la tâche. Éternel optimiste, il fait tout, en vain, pour satisfaire sa capricieuse épouse. Quant à Mouna, elle finit par transformer le fantôme de Charles Martel en ami imaginaire, qui va l’aider à trouver sa place dans un monde qui la rejette.

 

En 2020, la réalisatrice franco-tunisienne racontait, dans Un divan à Tunis, son pays, en pleine mutation, à travers l’histoire d’une psychanalyste de retour au pays. Elle creuse cette question de l’exil, cette fois de ce côté-ci de la Méditerranée, avec un second film en forme de conte qui s’amuse à déconstruire la figure mythologique de Charles Martel.

 

Manque de considération et autodérision

Que ressentent les enfants quand on leur raconte à l’école cette histoire de Charles Martel arrêtant les Arabes en 732 ? C’est en se mettant dans la peau d’une jeune adolescente confrontée à cette expérience que la réalisatrice tire les fils de cette comédie dramatique en forme de conte.

 

Avec des dialogues qui font mouche et cette jolie idée de mettre en scène le fantôme de Charles Martel, la réalisatrice creuse la question de l’exil et de l’immigration du point de vue d’une adolescente, qui reçoit sans filtre des messages qui lui sont indirectement adressés en classe, et dans sa vie de tous les jours. Manele Labidi met en lumière la violence sous-jacente, constitutive, des institutions à l’égard de ceux qui viennent d’ailleurs. Des tracasseries administratives au racisme ordinaire. Entre maladresses et malveillance, le film pointe le manque de considération dont ils sont les victimes dans de nombreuses situations de la vie quotidienne.

 

Mais le film ne se contente pas d’épingler (tendrement, mais sans concessions) la France. Il joue aussi l’autodérision à travers le portrait d’Amel, qui finit par devenir agaçante tant elle y met de la mauvaise volonté. Déclassée, cette femme fantasque et fière tient à garder sa dignité, en toutes circonstances. S’il faut faire le ménage, ce sera sans tablier et talons aux pieds. Même si elle est la risée de ses copines, des personnages à la verve joyeuse, que l’on a plaisir à retrouver par intermittence tout au long du film, Amel ne se laisse pas dicter sa vie.

 

Un mythe contre un autre

Manele Labidi s’amuse à mettre en scène face à face deux mystifications du passé : d’un côté cette « fable » largement mythologique racontée depuis toujours dans les livres d’histoire autour de la figure de Charles Martel, et de l’autre l’automystification d’une femme qui s’invente un glorieux passé pour mieux supporter le poids de l’exil. À travers cette aventure, Amel, comme Charles Martel, vont tenter d’échapper aux récits qui les enferment. Car comment bien vivre au présent quand le passé nous emprisonne ? Cette question, universelle, traverse ce film plein de surprises.

 

La réalisation, enlevée, est portée par la générosité des comédiens. Le personnage débordant et solaire d’Amel semble avoir été taillé pour Camélia Jordana. Damien Bonnard, cotte de mailles et clope au bec, campe un fantôme de Charles Martel iconoclaste, et forme un duo touchant avec la jeune Rim Monfort dans le rôle de Mouna, pour qui il représente l’ami imaginaire dont elle avait besoin pour affronter le caractère envahissant de sa mère, et un environnement scolaire hostile. Quant au sympathique personnage d’Amor, il est porté par le lumineux Sofiane Zermani.

 

Même si le trait est parfois un peu appuyé, ce conte moderne éclaire d’une lumière inédite le sentiment singulier de l’exil, et les combats qu’il faut parfois mener avec soi-même, avec les autres, et avec les institutions, pour se sentir à sa place.

(Laurence Houot, FranceInfo Culture, publié le 09/03/2025)

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