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LIMBO
Réalisateur hongkongais arrivé dans le paysage cinématographique après l’âge d’or et la rétrocession de l’archipel à la Chine continentale, Soi Cheang compte pourtant près d’une vingtaine de films à son actif. La plupart sont inédits en France, tout au mieux ont-ils eu droit à une exploitation directement en vidéo à l’instar de son très bon, Dog Bite Dog en 2006. Un long-métrage sombre et violent, scrutant la quête d’humanité d’un tueur sauvage et en apparence dénué d’émotion. Cette dimension quasi nihiliste symptomatique des débuts de son auteur, aurait peu à peu disparue au profit d’œuvres plus commerciales et moins personnelles, au point que l’on avait perdu sa trace. Pourtant, de la Berlinale 2021 au Reims Polar et aux Hallucinations Collectives (il est reparti primé à l’un et l’autre), Limbo (titre générique loin de la traduction littérale de l’original : Dents de sagesse), adaptation d’un roman de Lei Mi, Wisdom Tooth, fait sensation partout où il est montré depuis près de deux ans.
La carrière de Soi Cheang, se fait l’étrange écho d’une industrie progressivement aspirée par une Chine tentaculaire et liberticide. Se conformer pour survivre ou résister dans l’ombre tel est le choix impossible qui s’offre aux artistes locaux. Si un Tsui Hark a su feindre de rentrer dans le rang pour ensuite subvertir de l’intérieur des productions prétendument à la gloire du régime, son compatriote semble quant à lui avoir pris son mal en patience. À près de cinquante ans, il s’apprête à connaitre sa première sortie sur grand-écran français, un motif de satisfaction pour ce qui s’impose comme le film de la revanche et de la résurrection, Limbo rappelle aux grandes heures de Hong-Kong, ravive une flamme que l’on croyait teinte pour de bon. Will Ren (Mason Lee), un jeune policier doit faire équipe avec Cham Lau (Ka Tung Lam), un vétéran désabusé pour traquer le meurtrier dans les tréfonds d’un purgatoire urbain crasseux et envahi de détritus, cinglés par des pluies diluviennes.
Un carrelage humide et le reflet dévoilant une partie du hors champ. Une fraction de secondes durant, le plan d’ouverture de Limbo évoque celui du chef-d’œuvre Roma, d’Alfonso Cuaron. Le temps que la caméra de Soi Cheang ne révèle la silhouette d’un homme puis l’étendue du décor, au moyen d’un mouvement aérien sillonnant la métropole pluvieuse. Dans un noir et blanc stylisé où l’hyper réalisme se mue en visions quasi futuristes (des réminiscences de Blade Runner et Enter the Void), la périphérie d’Hong Kong est intronisée telle une déchèterie à ciel ouvert. Le théâtre de crimes sordides à l’intérieur duquel errent des âmes désespérées, déjà mises au ban de la société. Loin du centre actif de la ville, la bourgeoisie et les classes aisées ne sont pas concernées, le cinéaste s’intéresse à un monde caché, face auquel il serait facile de détourner le regard. Il dégaine une vision d’horreur qu’il reconduira à plusieurs reprises, celle d’une femme en souffrance, enfermée nue dans un espace étriqué appelant à l’aide. Un coup de feu est audible, une ellipse nous envoie à l’hôpital. Ce prologue nous plonge dans l’intrigue sur le vif, sans contexte précis si ce n’est un cadre magnifiquement exposé, qui sera un personnage à part entière d’un thriller esthétiquement à tomber par terre.
Ensuite seulement, nous est présenté un duo de policiers, élaboré sur un schéma en soit maintes fois éprouvé, depuis le mètre étalon Seven de David Fincher. Le jeune et le vétéran, le maître et l’élève, un crack des institutions fraîchement sorti des bureaux et l’autre, rompu au terrain. Ce dernier, définitivement de l’ancienne école, revendique de mener ses investigations « à pied ». Pendant leurs premières interactions, les deux hommes se taisent et se jaugent. Après son démarrage tonitruant, Cheang opère un contrepied, développe ses individualités, explicite les tenants et aboutissants du récit, la nature de l’enquête : un tueur agresse sexuellement des femmes vulnérables, clandestines et sans identité, leur coupe les mains, avant de les éliminer. Ce mal incarné apparaît d’abord flouté, impossible à discerner, appréhender, comme une chimère à traquer avec peu d’indices pour l’arrêter. L’entrée en scène de Wong To (Yase Liu), une jeune délinquante qui vivote de vols et petites affaires illégales, dynamite à plus d’un titre l’intensité narrative. Liée à un accident ayant grièvement blessé l’épouse de Cham Lau, toujours dans le coma, elle révèle à ses dépens la bestialité de l’inspecteur autant que ses démons. La rencontre entre ce mort-vivant ruminant sa vengeance au détriment de sa mission et cette jeune femme rongée par la culpabilité, en lutte pour sa survie, permet au long-métrage de basculer à l’échelon supérieur.
De l’exercice de style virtuose et flamboyant, Limbo se transforme en polar nihiliste et existentiel au cœur d’une cité dystopique, violente et dangereuse. Construit autour de motifs de courses – concrètes (plusieurs séquences de poursuites éreintantes) et métaphoriques (la notion de compte à rebours afin d’empêcher de nouveaux crimes) – de la sensation de vitesse, le film est traversé d’un souffle lyrique (magnifique bande-son de Kenji Kawai) et d’un spectre mélancolique. Plus d’une fois, Soi Cheang dédouble à l’écran le visage de ses héros, un geste esthétique et symbolique, illustrant extérieurement leurs tiraillements intérieurs. Il sonde la complexité d’êtres abimés, en quête de rédemption, au sein d’un univers vicié où tous les idéaux sont depuis longtemps abandonnés. Il prend le soin de montrer de deux points de vue, le trauma qui hante Cham Lui et Wong To, dévoilant ainsi leurs propres perceptions de l’évènement et l’impact sur leurs psychologies. Ce flashback apparaît aux personnages tour à tour comme un cauchemar ou une hallucination, un rappel brutal, sur lequel ils n’ont aucune prise. Le vétéran, incapable de se contenir face à la jeune femme, privilégie les coups violents au dialogue, quitte à être jugé inapte émotionnellement par son partenaire quant à la suite de l’enquête. Wong To, plus belle création du scénario, acculée de toute part, résiste, se bat pour sauver sa peau et au fond gagner le droit du vivre dans cette société qui l’a exclu. Leur relation aussi forcée que délicate (elle se met au service des policiers en tant qu’indicateur), sera salvatrice pour l’un et pour l’autre. Une once de lumière dans un océan de noirceur, tel est l’horizon ultra pessimiste qu’établit le metteur en scène, auscultant sa ville du fond des yeux.
La superbe d’Hong-Kong n’est qu’un lointain souvenir, tant cinématographique que sociologique, le réalisateur tend pourtant à montrer que peu importe le prix à payer, de grandes choses sont encore possibles. Son dessein se télescope avec l’odyssée rédemptrice de ses héros, rongés par leurs passés, en difficultés face au présent. Il parvient néanmoins à ses fins, après deux heures à filmer viscéralement un champ de ruines, à lui insuffler une identité filmique puissante : ce qu’il a présenté comme une poubelle ou pire un gigantesque cimetière, semble tardivement de nouveau animé d’une pulsion de vie. Thriller crépusculaire conçu en crescendo d’action, physiquement et émotionnellement épuisant, Limbo remet sur le devant de la scène un auteur oublié (ou perdu), autant qu’il réveille les fantômes d’une industrie autrefois d’une richesse inouïe. Une possible future référence du genre.