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ELEANOR THE GREAT
Eleanor The Great est un cri feutré, un mélodrame d’une tendresse acide sur le gouffre qu’ouvre la solitude et l’obsession de le combler, quitte à s’y perdre. Scarlett Johansson effleure la douleur comme on caresse une brûlure : avec pudeur et intensité. Et June Squibb, traversée par la grâce, insuffle au film une élévation presque sacrée.
Eleanor The Great s’ouvre sur une chambre qui s’éveille : un rayon de lumière, un souffle de vie, deux amies nonagénaires qui émergent doucement du sommeil. Une connexion presque télépathique unit ces deux âmes errantes, liées par une amitié indéfectible. Les plans s’animent, la vie circule : l’appartement, le salon, l’immeuble, le jardin, le quartier. Une scène ordinaire, presque boulevardière, où les deux femmes croisent un employé de supermarché incapable de trouver le bon pot de cornichons. Tout semble normal, mais déjà sur le fil. La fragilité affleure dans les gestes, dans les silences. Et puis, soudain, la violence de la mort. La perte. Le manque. Rien ne s’interrompt dans le montage : le flux continue, sans rupture. Le même plan de la chambre revient, cette fois pour dire l’absence. Eleanor, seule, assise péniblement sur son lit, le regard perdu, une larme prête à naître. Elle tente de retirer le drap de son amie défunte, mais le tissu résiste, comme si le deuil s’accrochait. Chaque geste est lourd, la fatigue imprègne tout. Puis vient le départ : Eleanor quitte son immeuble de Floride. Une dernière blague à sa voisine, pour masquer la douleur, pour enfiler le masque. Les portes de l’ascenseur se referment. Les larmes, elles, sont déjà là. Et tout le film sera hanté par ces premières minutes qui déchirent le cœur et nous renvoient à notre propre solitude, à nos souvenirs enfouis. Scarlett Johansson possède ce don rare : ouvrir son film en effleurant une brûlure en nous, qui se réveille à chaque geste. On est d’emblée frappé par sa maîtrise d’orfèvre de l’émotion, portée par la musique de Dustin O’Halloran, qui épouse parfaitement la personnalité d’Eleanor, entre excentricité, douce folie et mélancolie lancinante qui vous saisit à la nuque. Elle occupe une place essentielle tout au long du film. Il faut saluer le travail remarquable de la bande originale, qui séduit par sa sobriété expressive et sa justesse émotionnelle, presque humble dans sa manière d’accompagner le deuil et la perte de repères d’Eleanor. Les notes de piano, discrètes mais persistantes, épousent les silences, les gestes suspendus, les regards absents. Elles traduisent aussi la naissance d’un lien fragile entre Eleanor et la jeune étudiante Nina, une amitié teintée d’ambiguïté, traversée de sentiments que ni l’une ni l’autre ne parvient à nommer, encore moins à vivre pleinement.
C’est cette relation entre Eleanor et Nina qui constitue le cœur battant du film, avec Eleanor comme point d’ancrage principal. Rarement le cinéma aura permis une telle identification à une femme nonagénaire, figure quasi absente de l’imaginaire cinématographique, longtemps invisibilisée. Scarlett Johansson choisit sciemment de la placer au centre de son dispositif, incarnée par la lumineuse June Squibb, dont le visage, traversé par la grâce, insuffle au film une élévation presque sacrée. Il faut évoquer ces instants précieux : Eleanor qui se coiffe et se maquille devant son miroir, convaincue qu’elle est encore une femme à désirer ; quand elle récite la Torah pour préparer une bar-mitsvah ; quand elle accueille avec un sourire enjôleur la confidence de Nina, sa jeune amie étudiante, qui lui révèle son homosexualité. Il y a aussi les traversées à pied dans Manhattan, les échappées lyriques à Coney Island, lieu sublime de sa jeunesse, devenu vestige. Tout de l’expérience du vieillissement est là, retranscrit sans jamais réduire Eleanor à un objet d’étude. Le regard porté sur elle est tendre, respectueux, profondément humain. Installée à New York, Eleanor se retrouve malgré elle au centre de l’attention d’un petit comité de rescapés de la Shoah. Par un glissement troublant, elle usurpe, presque involontairement, le récit des camps que lui avait confié sa meilleure amie Bessie, comme si elle l’avait vécu dans sa propre chair. En parallèle, elle tisse une relation avec Nina Davis, fille d’un célèbre présentateur télé, idole de Bessie. Nina, endeuillée par la perte récente de sa mère et incapable d’en parler avec son père, trouve en Eleanor une échappée douce, un espace de parole libre. Elle voit en elle le sujet idéal pour sa thèse journalistique : une survivante de la Shoah qui retrouve sa foi du judaïsme longtemps étouffée par le traumatisme. Mais Eleanor s’enfonce dans l’abîme de ce mensonge, incapable de faire face à sa propre solitude. Son amitié avec Nina repose sur une trahison indicible. Et pourtant, ce geste d’appropriation est aussi un acte d’amour : Eleanor, redevable envers Bessie, donne voix à son récit, celui que son amie n’a jamais pu transmettre de son vivant. Elle le fait pour elle, dans un ultime élan de fidélité, entre devoir de mémoire, élégie tragique et hommage posthume. Comme si Bessie vivait encore en elle. Cette mosaïque de personnages, interagissant et s’influençant par leurs blessures et leur tendresse, compose un réseau affectif vibrant, presque neuronal, où le deuil devient le lien central, transmissible, morcelable, vécu à travers l’autre dans un même flux. Ce tissage subtil élève le film vers un vertige émotionnel rare, et impressionne par la puissance de son geste cinématographique.