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ANORA

Avec Anora, Palme d’or 2024, Sean Baker nous entraîne dans une odyssée sentimentale à travers les marges étincelantes de l’Amérique, où se mêlent l’amour et la fureur, les éclats de rire et les larmes. Son film sort cette semaine, ainsi qu’une rétrospective de ses premières oeuvres.

 

Sean Baker, cinéaste américain de 53 ans, s’intéresse depuis le début des années 2000 aux marginaux, dépeignant avec tendresse les personnages de la face cachée de l’Amérique. Tangerine (2015, son premier film sorti au cinéma en France) suit une prostituée transsexuelle à Hollywood, la veille de Noël, en quête du proxénète qui lui a brisé le cœur ; The Florida Project (2017) relate le quotidien d’une fillette de six ans, abandonnée dans un motel près de Disney World par sa très jeune mère en situation précaire ; tandis que Prince of Broadway (2008, inédit en France) dresse le portrait d’un immigrant ghanéen sans papiers à New York. Dans son film précédent, Red Rocket (2022, sa première participation en compétition à Cannes), un ancien acteur de cinéma porno ayant connu la gloire perd tout et retourne dans sa ville natale au Texas, où il cherche la rédemption et trouve l’amour.

 

La beauté de ces œuvres réside dans le traitement humaniste de ses protagonistes, qu’ils soient migrants échoués, white trash en galère, transsexuels, toxicomanes ou prostitués, et ce, loin de tout misérabilisme. En adoptant leur point de vue, Sean Baker aborde avant tout des déceptions sentimentales et des rêves de contes de fées, tout en explorant les enjeux de déclassement social. Visuellement, il équilibre les éléments sordides et scintillants, mettant face à face deux facettes de la société américaine. Il juxtapose la marge avec des images de parcs d’attractions, de fêtes de Noël ou encore de Hollywood, confrontant deux mondes tout en générant une utopie de réconciliation.

 

Dans Anora, Palme d’or 2024, il pousse encore plus loin les curseurs de cet univers. La comédie est hilarante, la romance bouleversante, et le parcours du personnage fascine. Anora (épatante Mikey Madison), jeune strip-teaseuse de Brooklyn, se métamorphose en Cendrillon après avoir rencontré Ivan (Mark Eydelshteyn), le fils d’un oligarque russe à la crédulité désarmante. Il l’accueille dans la propriété luxueuse de ses parents et engage ses services comme escort girl. Leur relation, d’abord transactionnelle, évolue progressivement vers une complicité qui transcende leurs conditions. Elle accepte soudainement de l’épouser, ses sentiments semblent sincères. Mais ce n’est pas tant pour la personne qu’elle éprouve quelque chose que pour le fait de chérir l’état amoureux. La situation devient déchirante lorsque la famille russe décide d’annuler le mariage et que le “prince charmant” s’enfuit lâchement. Malgré tout, Anora continue de lui trouver des excuses, essayant de le sauver de son environnement médiocre, croyant en sa capacité à se libérer – comme elle – de son milieu. C’est elle la sauveuse. Il ne possède rien, tout appartient à son père. On ne saura rien non plus du lieu de vie de la jeune femme. Ces personnages semblent de passage, sans attaches, semblables à des âmes errantes. La force du personnage féminin réside dans sa capacité à trouver sa propre voie, soulignée par un dernier plan, l’un des plus beaux de la filmographie du cinéaste : une étreinte, dont la tendresse inattendue mêlée de tristesse exprime tout son désarroi et sa quête désespérée.

 

Ce seul personnage rend le film appréciable. Anora est libre d’aimer, libre de s’effondrer, d’oublier ses origines ouzbèkes, préférant croire en un amour qui surmonte les obstacles et les différences de classe, alors que les hommes russes qui l’entourent suivent des comportements dictés, étant décrits comme les dégénérés d’un système capitaliste. Même si l’un des costauds russes (joué par Yuriy Borisov, le passager bourru du Compartiment n° 6 de Juho Kuosmanen) montre une fragilité, autre occasion de renverser les attentes et les préjugés. La dimension sentimentale des films de Baker est touchante. Il ne juge personne et favorise immédiatement l’empathie, respectant la complexité des personnages et creusant les clichés pour révéler leur humanité. Cette approche authentique passe par un juste équilibre entre l’humour et le drame, offrant de véritables moments de comédie, nous arrachant parfois des larmes sans prévenir, dans une mise en scène oscillant entre un formalisme artificiel aux couleurs saturées et un réalisme urbain brut. La caméra est de plus respectueuse, attentive aux moindres détails.

 

L’efficacité de ce film réside enfin dans l’ajout à la trame romantique d’une intrigue criminelle, marquée par une traque effrénée dont la dose d’humour et l’art de désamorcer la tension rappellent les frères Coen (Fargo, par exemple). Baker excelle à susciter d’étonnantes accélérations ou à prolonger les scènes et les situations (comme celle où Anora saccage un salon entier en affrontant les hommes de main), se rapprochant ainsi des burlesques américains, de Jerry Lewis à Blake Edwards, qui combinaient également romance et destruction pour déconstruire les rapports de domination et les idées reçues. Anora confirme Sean Baker comme l’un des grands portraitistes de la marginalité américaine.

(Benoît Basirico, Bande à Part, publié le 28/10/2024)

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