Copyright Les Films Pelleas

UN SIMPLE ACCIDENT

La Palme d’or du Festival de Cannes 2025, chef-d’œuvre de l’Iranien Jafar Panahi, arrive à pic sur nos écrans. Comment vivre après la violence de la guerre et de l’enfermement ? Comment pardonner à ses tortionnaires ?

 

L’histoire de Jafar Panahi est celle d’un cinéaste continuant, toute sa vie, à donner des nouvelles de son pays, l’Iran, malgré les interdictions, les peines de prison et les entraves. Accusé de propagande contre la République islamique en 2010, le cinéaste, qui remporta la Caméra d’or en 1995 pour son premier long-métrage, Le Ballon blanc, a été empêché cette année-là de quitter le territoire pour être membre du jury du Festival de Cannes présidé par Tim Burton. Quinze années durant, il a été emprisonné, puis assigné à résidence, et il a continué à tourner, sous le manteau, des films –Taxi Téhéran, 2015 ; Trois Visages, 2018 ; Aucun ours, 2022 -, qui sont allés, sans lui, recueillir des prix à Venise, Cannes et Berlin. Pour la première fois depuis quinze ans, le cinéaste iranien assistait enfin en personne à la présentation d’un de ses films dans un festival International, à Cannes en mai de cette année. Et il a lui-même reçu des mains de la présidente Juliette Binoche la Palme d’or pour ce onzième long-métrage, Un simple accident, production majoritairement française tournée clandestinement en Iran.

 

L’histoire d’Un simple accident vient directement de la prison où Panahi a passé des mois à écouter les récits de ses compagnons d’infortune. Dans sa mise en scène, il est différent des précédents: plus posé, plus cadré, mais toujours tourné à la marge, sans autorisation, en volant des images si belles dans les rues de Téhéran ou à bord d’une camionnette bondée. Sur le fond, le film est féroce sans détour envers le régime islamiste iranien, qui enferme le premier venu pour conspiration contre l’État. Drôle aussi, car absurde souvent. Après quelques premières minutes remarquables dans une voiture avec un couple, dont la femme est enceinte, et une petite fille qui danse à l’arrière, un « simple accident » se produit et le film change complètement de direction et de personnage principal. Dans l’atelier où la famille s’est arrêtée pour faire réparer la voiture, un homme, Vahid, au son de la voix et des déplacements boiteux du conducteur, se fige, se cache, puis n’a de cesse que de le suivre jusqu’à le frapper en pleine rue et l’embarquer dans sa camionnette.

 

Vahid a reconnu Eghbal, alias « la guibole », un de ses tortionnaires lorsqu’il était en prison pour avoir réclamé ses salaires, un représentant zélé du régime, dont il n’a jamais vu le visage. Mais le bruit caractéristique de son pas traînant et le grincement sinistre de sa prothèse de jambe poursuivent Vahid depuis. Au bord d’assouvir sa vengeance, Vahid est pris d’un doute et part en quête d’autres détenus : un libraire, une photographe, une mariée en robe blanche et son (presque) époux, un jeune homme en colère. Chacun a sa façon d’approcher Eghbal, de le reconnaître ou pas : à l’odeur, au toucher. Tous les sens en éveil, le petit groupe d’infortune ainsi formé se demande s’il lui reste encore le sens de la justice. Et sous quelle forme.

 

C’est prenant comme un thriller, politique comme un pamphlet, la mise en scène épouse les questionnements et la douleur des victimes, et observe la frontière entre le bien et le mal.

 

La franchiront-ils ? C’est toute la question de ce beau film grave et humaniste, qui parvient, de temps à autre, à nous faire sourire, voire rire… même jaune. Cadré au cordeau, de montées de tension à cinq dans l’habitacle exigu d’une camionnette en plans extérieurs à la beauté époustouflante, en passant par un final nocturne nimbé de rouge, le film est interprété avec fougue par des acteurs occasionnels pour la plupart. Après le Lion d’or à Venise pour Le Cercle en 2000, l’Ours d’or à Berlin pour Taxi Téhéran en 2015, Panahi, récompensé par la Palme d’or à Cannes, réalise donc le grand chelem des trois festivals les plus prestigieux au monde. Et il est désormais en lice pour, peut-être, représenter la France aux Oscars dans la catégorie « meilleur film étranger ». C’est la plus grande vertu du cinéma que de parvenir à montrer et dire des choses essentielles tout en restant de bout en bout, par sa lumière et son inventivité, une œuvre d’art.

(Isabelle Danel, Bande à Part, publié le 01/10/2025)

Écrire un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *