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JURÉ N°2

En déplaçant le film de procès vers une réflexion extrêmement retorse sur la circulation du mal, le cinéaste de 94 ans atteint le vertige métaphysique.

 

Tout aurait pu s’arrêter là. En clair-obscur, le corps dansant du cow-boy disparaît lentement dans un fondu au noir. Avec Cry Macho (2021), Clint Eastwood organisait de façon bouleversante son retrait de la scène et, pensait-on, du monde. Quelques longs mois plus tard, le cinéaste nonagénaire prenait tout le monde de cours en annonçant la mise en projet de ce qu’il prévoit comme son dernier film : Juré n°2.

 

Si Cry Macho était le chant du cygne d’un cavalier solitaire, un langoureux document sur la vieillesse et la dégénérescence d’un corps, Juré n°2 est un film qui respire l’extrême vitalité. Conduit dans un appareillage brillamment dosé entre vitesse, concision et limpidité, le nouveau Eastwood exalte à chaque plan de son élégant classicisme que sur le terrain du cinéma, il n’a pas pris une ride.

 

Un fantasme paranoïaque

Alors que Justin (Nicholas Hoult) et sa femme attendent avec impatience la venue imminente de leur premier enfant, le futur père de famille est désigné juré du procès d’un homme accusé d’avoir assassiné sa compagne. Échouant à se faire dispenser en raison de ses obligations familiales, Justin est finalement désigné juré n°2. Lorsque les faits du meurtre sont exposés en début d’audience, Justin refait le puzzle. Il réalise que le meurtre de la jeune femme est survenu le même soir de déluge que celui où il pensait avoir percuté accidentellement un animal sauvage avec sa voiture.

 

Si Eastwood met en scène ce fantasme paranoïaque par excellence (assister à son propre procès sans être encore démasque mais avec la possibilité permanente de l’être), c’est pour offrir une variation d’une veine particulièrement fertile dans son œuvre : le film d’auto-défense. Soit des récits où les héros doivent transgresser la loi pour compenser les défaillances des institutions. Pour se faire justice, il faut la faire soi-même. De là surgit la folie vertigineuse du film. Pris dans une grande tourmente morale, Justin doit, pour prouver l’innocence de l’accusé, déplacer sa culpabilité auprès des autres jurés. Pour innocenter le prévenu, il devra s’accuser secrètement.

 

Un huis clos façon Douze hommes en colère

En menant sur deux fronts, d’un côté un huis clos à la Douze hommes en colère où un homme doit convaincre un à un ses co-jurés, et, de l’autre, la remise en marche de l’enquête menée par la procureure interprétée par Toni Collette, la caméra d’Eastwood circule dans les moindres contradictions du comportement humain et atteint la complexité du roman métaphysique dostoïevskien.

 

Car Nicholas Hoult n’est pas Henry Fonda. L’homme pur et intègre a laissé place à un anti-héros torturé, peu aimable, un parfait Raskolnikov qui suinte et s’agite nerveusement pour trouver une meilleure issue. S’il veut la justice, ce n’est pas à n’importe quel prix. C’est tout l’abîme que projette Eastwood sur ses personnages. Tous sont portés par un désir d’idéalisme mais tous sont marqués par une faute ou un manque avec lesquels ils doivent composer. C’est pourquoi, dans Juré n°2, le coupable n’est jamais celui que l’on croit.

 

Défaire la figure du bon père de famille

Et si, par sa reconfiguration de l’intrigue policière vers l’homicide involontaire de Justin, le film pouvait, un temps, faire craindre qu’il articule une sorte de relativisation – voire de négation – des féminicides, il complexifie son regard pour offrir, au contraire, une fascinante radiographie de la circulation du mal. Comment celui-ci pénètre-t-il au cœur de la structure familiale la plus ordinaire et rassurante ?

 

Par la façon dont le film réfute l’idée de monstre et démontre que le mal peut germer dans les entrailles de n’importe quel bon père de famille, par son portrait cinglant d’une justice déficiente face à l’importance des enjeux actuels, Juré n°2 est définitivement un film sur notre temps. Et c’est aussi une inversion de stratégie politique extrêmement contemporaine que raconte le film. Longtemps l’action de se faire justice soi-même était un totem de la pensée de droite. Pour pallier au manquement des institutions judiciaires, on assiste depuis plusieurs années à l’essor d’un courant du féminisme qui appelle à déserter les tribunaux pour mieux déplacer la lutte (notamment dans les médias).  Dans sa représentation méthodique de tous les angles morts d’un appareil judiciaire mal voyant comme dans la belle initiative d’un personnage féminin de ne pas en rester au verdict, le film résonne de façon troublante avec ces nouvelles perspectives. C’est peut-être ça le vrai testament d’Eastwood. Avoir toujours été là où on ne l’attend pas.

(Ludovic Béot, Les Inrockuptibles, publié le 28/10/2024)

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