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LE DEUXIÈME ACTE

Thierry Frémaux a-t-il pressenti qu’il faudrait une comédie sur le cinéma pour entamer, en douceur et dans la bonne humeur, l’une des éditions récentes les plus explosives du Festival de Cannes ? Sur fond de tensions sociales (le collectif de travailleurs du cinéma “Sous les écrans la dèche” a fait un appel à la grève pour tous les salariés du festival) et politiques avec l’ombre persistante du mouvement #MeToo, le plus grand événement mondial du septième art a fait le choix d’entamer sa 77e vie avec une satire sur le monde du cinéma, Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux.

 

Troisième film en moins d’un an pour le réalisateur de 50 ans, ce long-métrage réunit Vincent Lindon, Léa Seydoux, Louis Garrel et Raphaël Quenard sur le tournage d’un drame sentimental. L’ambiance, profondément morose, se détériore à mesure que les égos des acteurs s’affrontent, chacun venant appuyer sur les fragilités de l’autre pour prendre l’aval. Un figurant, incarné par le moins connu Manuel Guillot, vient contrebalancer cette guerre verbale et narcissique par une forme de tétanie, provoquée par son stress et sa maladresse. La bande d’acteurs se marre avec mépris, lui ne sait plus servir un verre de vin sans trembler furieusement.

Comme pour Yannick, le succès surprise de l’été 2023, Quentin Dupieux se sert d’un personnage de la marge pour jouer de la frontière entre le réel et la fiction. De la même manière que le spectateur de théâtre, qui s’élève contre la pièce qu’il regarde et brise la limite invisible avec les acteurs sur scène, le figurant est ici celui qui amplifie le trouble : appartient-il au même monde que les personnages principaux ? Voit-on dans sa maladresse évidente un geste sincère ou un prolongement du jeu des acteurs qui, eux-mêmes, doivent feindre leur surprise ? Dans Le Deuxième Acte, tout s’entremêle en permanence, donnant à la comédie une énergie stimulante qui fait la réussite du film de Quentin Dupieux.

 

Les deux plans-séquences inauguraux, façon dialogues sur bord de route de campagne, donnent à voir ce qui stimule profondément le réalisateur : la comédie comme art de l’irruption, l’installation d’un décor fixe et immédiatement compris par le spectateur, où s’immisceraient sans aucune discrétion des thèmes de discussion ou des personnages qui n’ont a priori rien à faire là. Au milieu d’une discussion anodine sur un amour non-partagé, Louis Garrel (définitivement excellent dans le domaine comique) et Raphaël Quenard se retrouvent subitement à parler de transidentité et de la peur de se faire “cancel”. Vincent Lindon, censé interpréter le père de Léa Seydoux, se met à conspuer son métier d’acteur dans un monde qui brûle et dans lequel le cinéma ne trouve plus vraiment sa place. Que peut encore faire l’acteur quand il n’a plus prise sur le récit auquel il est censé participer ?

 

On imagine sans forcer que ces sujets ne passionnent pas tant que ça Quentin Dupieux, et qu’ils incarnent plutôt une forme d’agacement à l’égard d’un cinéma contemporain qui cherche de plus en plus à plaquer du réel sur de la fiction pour se donner une bonne conscience de façade, mais ils offrent aussi un terreau comique souvent fertile pour un cinéaste qu’on a souvent rêvé en héritier de Bertrand Blier. Bien aidé par une distribution savoureuse, étonnamment agile dans l’auto-dérision, Le Deuxième Acte ne vient pas chambouler l’œuvre très active de Quentin Dupieux mais prolonge une interrogation, teintée d’effronterie et de neurasthénie, sur ce que l’art peut encore donner à voir, si ce n’est le spectacle (souvent) désolant d’un star-system imbu de lui-même, convaincu de sa désirabilité dans un monde qui ne sait plus quoi désirer ou désire plus que les esprits mesquins du Deuxième Acte. Étonnant message pour ouvrir ce 77e Festival de Cannes — mais qui osera s’en plaindre ?

(Adam Sanchez, QG, publié le 15/05/2024)

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