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TRENQUE LAUQUEN

Achever la lecture d’un grand roman labyrinthique (après trois, quatre ou parfois même six mois) produit une émotion singulière et rarement rencontrée au cinéma. À une exception notable : les œuvres les plus importantes du collectif argentin El Pampero[1], qui permettent de goûter à cette mélancolie ressentie au moment d’achever une odyssée. Ainsi de La Flor, sinueuse et inégale épopée de quatorze heures, mais surtout d’Histoires extraordinaires, également de Mariano Llinás, où s’enchevêtraient pendant quatre heures des fictions picaresques évoquant Stevenson ou Borgès. Avec Trenque Lauquen, Laura Citarella s’inscrit dans ce sillon par l’entremise d’un récit pourtant (un peu) moins éparpillé. Dès la première scène, Laura (Laura Paredes) a déjà disparu. Les deux parties et douze chapitres qui composent le film s’attachent, entre présent et passé plus ou moins lointain, à retracer les raisons de cette fuite. Tout commence comme un buddy movie dysfonctionnel entre deux détectives amateurs (l’apathique Ezechiel, dit Chicho, et le plus terre-à-terre et désagréable Rafael), jusqu’à ce que la découverte d’une note laissée par Laura fasse bifurquer la narration : « adiós, adiós, me voy, me voy » (« adieu, adieu, je m’en vais, je m’en vais »).

 

Bascules de points de vue, flashbacks, récits enchâssés, multiples voix-off, avalanche de fondus enchaînés : Laura Citarella ne lésine sur aucun artifice, mais témoigne d’une foi absolue et contagieuse envers ses personnages et son récit. La fiction, chez les cinéastes d’El Pampero, semble arborer une dimension presque sacrée, comme si le sentiment du romanesque prévalait sur la nature des événements relatés. Les figures qui peuplent leurs films paraissent même en avoir besoin pour qu’il leur arrive à leur tour quelque chose. C’est d’ailleurs en plongeant dans la correspondance d’une institutrice et d’un bourgeois italien, disséminée entre les pages de livres de la bibliothèque municipale de Trenque Lauquen, que Laura et Chicho tombent amoureux. Le contenu sentimental et érotique des lettres, qu’ils lisent à haute voix comme autant de pièces à conviction d’une enquête complexe, déteint sur eux (d’où les fondus enchainés les reliant aux histoires contées). Les personnages de Citarella se nourrissent d’histoires, à condition toutefois qu’elles restent incomplètes ou abstraites, pour qu’il leur soit possible de les compléter et les habiter.

 

430 miles après Buenos Aires

À partir de là, le film devient le réceptacle des obsessions de Laura et de Chicho et témoigne en creux du vide dont seraient remplies leurs vies sans cet élan romanesque. L’imparable mélancolie de Trenque Lauquen trouve sa source dans ce nœud cruel, jamais explicité par les dialogues : au lieu d’affronter leur mal-être, les personnages préfèrent pourchasser des chimères. D’où l’étonnant chapitre final, dont on ne dira rien, sinon que son mutisme, après quatre heures éminemment bavardes, n’apporte aucune réponse toute faite aux mystères de l’intrigue, mais la referme sur une forme de résignation amère paradoxalement libératrice : privée de réponses aux questions qui la hantent, Laura peut enfin exister pour elle-même.

 

Que reste-t-il une fois que la fiction s’estompe mais que les personnages, eux, sont encore là ? C’est aussi la question que posait Twin Peaks, où figurait là aussi une Laura disparue, quand, dans le dernier épisode de la saison 3, Cooper et Diane franchissaient en voiture la limite des 430 miles. Mais ici, aucun cri perçant la nuit ne retentit ; on n’entend rien d’autre que le silence paisible et des gauchos qui jouent aux cartes, sans prêter attention à Laura et à ses histoires. Ne restent derrière elles que des voyageurs solitaires (Rafael dans le bus à la fin d’un beau chapitre rédempteur qui lui est consacré, Chicho dans sa voiture) et un amoncellement d’indices saisis par une série d’inserts ludiques (des points d’interrogation gribouillés sur des posts-its, rappelant le carnet au centre de La Flor, aux fleurs jaunes supposées nourrir une créature mythologique). Au-delà de ses qualités et de ses quelques égarements (la deuxième partie, plus nébuleuse, est légèrement en deçà de la première), ce qui caractérise avant tout Trenque Lauquen, c’est son incroyable goût du jeu. Conçu en dehors de toute règle, dans la tradition du collectif (le tournage et l’écriture se sont conjointement étalés sur six années), le film semble avoir été inventé par de grands enfants. Inutile de chercher plus loin le secret de sa beauté.

(Marin Gérard, Critikat)

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