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VERMIGLIO OU LA MARIÉE DES MONTAGNES

Dans son second long métrage de fiction, sis dans les Alpes au mitan du XXe siècle, Maura Delpero transforme les archives de ses ancêtres en fiction. Une grande œuvre romanesque et picturale.

 

En italien, vermiglio équivaut à “vermillon”, cette couleur rouge orangé vibrante et chaude qui contraste franchement avec l’hiver rude du second long métrage de fiction de Maura Delpero. Vermiglio, c’est aussi le nom de ce village enclavé des Alpes italiennes. Au milieu de la montagne, une petite maison à peine visible est recouverte d’un linceul de neige. Nous sommes en 1944, mais nous pourrions être cent ans plus tôt, tant le temps semble s’être figé. La survie enveloppe chaque mouvement de ce territoire hostile et glacial où la guerre rugit encore de l’autre côté des montagnes, expulsant de temps à autre ses soldats dont on ne reconnaît plus grand-chose.

 

À partir d’images et de lettres retrouvées dans les archives de ses ancêtres, la cinéaste italienne remonte le temps pour esquisser le portrait intime d’une cellule familiale. Mêlant un regard anthropologique sur la condition paysanne à l’ampleur du mélodrame, la petite histoire se fond dans la grande, dans un même mouvement. Ainsi, les billets doux échangés entre deux amoureux·ses seront fixés avec la même intensité que la lecture de l’armistice en une d’un journal.

 

Dans cette chronique majestueuse qui camoufle sa virtuosité par la quiétude avec laquelle elle se déverse, les histoires et intrigues quotidiennes d’un couple et de ses neuf enfants s’entremêlent jusqu’à embrasser discrètement la forme du film choral. Prenant la maison familiale pour œil omniscient, la caméra circule au cœur de son réseau pour en sonder les états d’âme et les non-dits. Comme un album de famille dont on scrute les pages, essayant de lire sur les visages les histoires intérieures, comparant les expressions d’une photo à l’autre pour en deviner les trajectoires intimes, Vermiglio saisit magistralement le temps qui passe. Comment une vie fait son chemin, traversée par ces imperceptibles mutations.

 

Dans la petite bâtisse régie par un inflexible patriarcat (le père, enseignant, incarne l’autorité intellectuelle du village) et où la religion structure le quotidien, l’amertume se devine petit à petit chez ses habitant·es. La famille devient le miroir d’une nation fracturée par la guerre, le deuil et les tensions étouffées. Pour beaucoup, ce sont les regrets de vies qu’ils et elles ne mèneront pas : un amour perdu, l’arrêt prématuré d’une formation scolaire pour entrer dans les ordres, l’injonction à procréer qui pèse sur la mère de famille ou encore les ambitions professionnelles que le patriarche a dû revoir à la baisse pour devenir instituteur.

 

Avec patience et sérénité, calquant son rythme sur le passage des saisons, la vie ménagère et les grandes cérémonies qui rythment la vie du village, Vermiglio laisse le temps à tous les membres du foyer, même ceux d’abord tapis dans l’ombre, d’éclore le temps d’une scène et de nous foudroyer par leur humanité. À l’image de l’enfant aîné, pour qui le simple fait d’offrir une fleur à sa mère suffit à raconter toute la douceur et la frustration, jusqu’ici gardées secrètes. Si la caméra de Delpero les observe par rapprochements successifs, chacun·e gardera une part d’énigme irrésolue, rendant le puzzle de cette famille pour toujours incomplet.

 

La photographie de Mikhaïl Kritchman, fidèle collaborateur d’Andreï Zviaguintsev, alterne entre la blancheur aveuglante du soleil d’hiver et des tableaux nocturnes en clair-obscur. Grande œuvre picturale et contemplative, elle prélève la moindre substance visible de l’horizon alpin pour nous en restituer la sensation, comme si elle caressait notre épiderme. Chaque chorégraphie du quotidien, même la plus anodine (l’attente d’un bol de lait chaud en file indienne, les histoires racontées en cachette avant de dormir), se retrouve alors retranscrite avec la même puissance que lorsqu’elle est vécue durant l’enfance.

 

Si le film convoque une certaine histoire du cinéma italien de la ruralité, tels L’Arbre aux sabots d’Ermanno Olmi ou La terre tremble de Visconti, on pense beaucoup à Bergman et Dreyer. Comme chez eux, la mise en scène de Delpero détient cette aptitude prodigieuse à métamorphoser une pure quotidienneté en une expérience du monde, universelle et intemporelle.

(Bénédicte Prot, Les Inrockuptibles, publié le 19/02/2025)

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